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s’étaient pas douté eux-mêmes des modifications apportées par deux mille ans aux dispositions du genre humain. J’examinerai peut-être une fois le système du plus illustre de ces philosophes, de J.-J. Rousseau, et je montrerai qu’en transportant dans nos temps modernes une étendue de pouvoir social, de souveraineté collective qui appartenait à d’autres siècles, ce génie sublime qu’animait l’amour le plus pur de la liberté a fourni néanmoins de funestes prétextes à plus d’un genre de tyrannie. Sans doute, en relevant ce que je considère comme une méprise importante à dévoiler, je serai circonspect dans ma réfutation et respectueux dans mon blâme. J’éviterai certes de me joindre aux détracteurs d’un grand homme. Quand le hasard fait qu’en apparence je me rencontre avec eux sur un seul point, je suis en défiance de moi-même ; et pour me consoler de paraître un instant de leur avis, sur une question unique et partielle, j’ai besoin de désavouer et de flétrir autant qu’il est en moi ces prétendus auxiliaires.

Cependant, l’intérêt de la vérité doit l’emporter sur des considérations que rendent si puissantes l’éclat d’un talent prodigieux et l’autorité d’une immense renommée. Ce n’est d’ailleurs point à Rousseau, comme on le verra, que l’on doit principalement attribuer l’erreur que je vais combattre : elle appartient bien plus à l’un de ses successeurs, moins éloquent, mais non moins austère, et mille fois plus exagéré. Ce dernier, l’abbé de Mably, peut être regardé comme le représentant du système qui, conformément aux maximes de la liberté antique, veut que les citoyens soient complètement assujettis pour que la nation soit souveraine, et que l’individu soit esclave pour que le peuple soit libre.

L’abbé de Mably, comme Rousseau et comme beaucoup d’autres, avait, d’après les anciens, pris l’autorité