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le moindre sarcasme ne leur font pas des blessures mortelles. Pour repousser des accusations odieuses, ils ont les tribunaux ; pour garantir leur amour-propre, ils ont l’indifférence : celle du public d’abord, qui est très-grande, beaucoup plus qu’ils ne le croient, et ensuite la leur, qui leur vient par l’habitude. Ce n’est que quand la publicité est gênée que chacun se montre d’autant plus susceptible qu’il se croyait plus à l’abri. La peau devient si fine sous cette cuirasse, que le sang coule à la

    preuves, par des insinuations, par des rapprochements perfides. Le nom du plaignant se trouvant dans l’écrit même, servira de pièce de conviction. L’auteur ou l’imprimeur étant connus, le tribunal appliquera les peines immédiatement ; et ces peines, infligées tout de suite et rigoureusement exécutées, mettront bien vite un terme à ce genre d’agression. Assurément, si l’on condamnait un journaliste à mille francs d’amende pour chaque nom propre inséré dans son journal, de manière à mettre en scène un individu dans sa vie privée, il ne renouvellerait guère un amusement aussi cher. Qu’on empêche les délits futurs en punissant les délits passés : c’est le châtiment d’un assassin qui nous garantit de l’assassinat.

    On objecte la facilité de désigner les individus, sans les nommer, ou par des initiales. Je distingue ces deux moyens.

    Il est certain que le retranchement d’une ou de deux lettres dans un nom propre est un ménagement dérisoire. Mettez des obstacles à cette manière de désigner, en soumettant l’auteur à la même peine que s’il avait imprimé le nom en entier. Ce mode détourné de désignation ne peut jamais avoir un but légitime : il n’est que la ressource de la malignité. La liberté de la presse ne souffre en rien de la loi qui le punit.

    Quant à la désignation des individus par périphrases, elle est impossible à empêcher ; mais elle fait beaucoup moins de mal que les noms propres. C’est une malignité de coterie dont l’effet est restreint et passager. Ce sont les noms propres qui laissent des traces, qui plaisent à la haine, qui frappent la grande masse des lecteurs.

    Nous ne voulons point, par la liberté de la presse, ouvrir la carrière aux passions haineuses ou à la diffamation. Nous désirons que la pensée soit libre et que les individus soient en repos. Le moyen proposé atteint ce but. Les particuliers sont à l’abri. Le public et ses écrivains y gagneront, parce qu’il y aura dans les journaux des idées au lieu d’anecdotes, et des discussions sages au lieu de faits inutiles et défigurés.