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pour ceux qu’elle frappe ainsi sans relâche, un véritable supplice.

Je réponds d’abord avec Delolme : « Bien loin que la liberté de la presse soit une chose funeste à la réputation des particuliers, elle en est le plus sûr rempart. Lorsqu’il n’existe aucun moyen de communiquer avec le public, chacun est exposé sans défense aux coups secrets de la malignité et de l’envie. L’homme en place perd son honneur, le négociant son crédit, le particulier sa réputation de probité, sans connaître ses ennemis ni leur marche. Mais lorsqu’il existe une presse libre, l’homme innocent met tout de suite les choses au grand jour, et confond tous ses accusateurs à la fois par une sommation publique de prouver ce qu’ils avancent[1]. »

Je réponds ensuite que la calomnie est un délit qui doit être puni par les lois, et ne peut être puni que par elles ; qu’imposer silence aux citoyens de peur qu’ils ne le commettent, c’est les empêcher de sortir, de peur qu’ils ne troublent la tranquillité des rues ou des grandes routes ; c’est les empêcher de parler de peur qu’ils n’injurient ; c’est violer un droit certain et incontestable pour prévenir un mal incertain et présumé[2].

  1. Delolme, ch. xii, t. II, p. 46, à la note.
  2. On a en général parmi nous une propension remarquable à jeter loin de soi tout ce qui entraîne le plus petit inconvénient, sans examiner si cette renonciation précipitée n’entraîne pas un inconvénient durable. Un jugement qui paraît défectueux est-il prononcé par des jurés ? on demande la suppression des jurés. Un libelle circule-t-il ? on demande la suppression de la liberté de la presse. Une proposition hasardée est-elle émise à la tribune ? On demande la suppression de toute discussion ou proposition publique. Il est certain que ce système bien exécuté atteindrait son but. S’il n’y avait pas de jurés, les jurés ne se tromperaient pas. S’il n’y avait pas de livres, il n’y aurait pas de libelles. S’il n’y avait pas de tribune, ou ne serait plus exposé à s’égarer à la tribune. Mais on pourrait perfectionner encore cette théorie. Les tri-