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d’une dureté extrême, ou plutôt d’une insensibilité révoltante. Eh bien ! ce jugement est aussi faux qu’injuste.

La vie entière de Benjamin Constant a été une lutte ardente entre son cœur et sa raison ; il passait brusquement des effusions de la tendresse la plus vive au désenchantement, de l’enthousiasme à la désillusion : après avoir craint d’être dupe, il craignait d’avoir été cruel, et pour donner l’exacte mesure de ses sentiments, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici la lettre qu’il écrivit à sa cousine, mademoiselle Rosalie de Constant, peu de temps après une première rupture avec madame de Staël :

« Aux Herbages, près Luzarches, ce 29 mars.

« Je conçois, ma chère Rosalie, voire répugnance à me parler d’une personne qui nous intéresse tous deux, et dont les qualités et les défauts font quelquefois le charme et d’autres fois le tourment de ma vie. Je viens cependant vous demander de vaincre cette répugnance. Je l’exige de votre amitié. C’est peut-être le service le plus important que vous puissiez me rendre, et que vous seule puissiez me rendre, à l’époque la plus importante de ma destinée.

« Vous pouvez compter que, deux minutes après que votre lettre aura été lue, elle sera brûlée. Votre nom, jamais, ne sera prononcé. Ce n’est pas d’ailleurs d’explication avec elle ni de justification vis-à-vis de personne que j’ai besoin ; c’est pour moi seul que je voudrais être informé, parce que je suis malheureux du malheur que l’on me dit que je cause, et si je pouvais apprendre que ce malheur n’existe pas, et surtout qu’un autre objet d’intérêt en distrait au moment même où on me le peint des couleurs les plus déchirantes, le calme me serait rendu, l’espèce de remords que j’éprouve et qui me tourmente cesserait, et je pourrais persister à être libre sans que l’influence surnaturelle de sa voix ou de ses lettres, et de l’assurance qu’elle ne peut vivre sans moi, et que je la fais souffrir, bouleversât de nouveau tous mes projets et mon existence. Si vous m’aimez, ma chère cousine, ce vous est un devoir de me dire exactement tous les faits qui peuvent m’éclairer à cet égard[1]. »

  1. Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Eugène Crépet dans l’intéressant travail intitulé : Benjamin Constant, d’après une correspondance de famille entièrement inédite. Revue nationale, t. XXVII. Une lettre de mademoiselle de Constant à son frère indique discrètement que les soupçons au sujet de madame de Staël étaient partagés.