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V

Cinquante ans nous séparent de Benjamin Constant. Les révolutions ont emporté l’empire et la monarchie, ceux qu’il a servis comme ceux qu’il a combattus ; que reste-t-il de son œuvre, quel sillon a-t-il creusé sur cette terre de France dont il fut si longtemps séparé par l’exil ? Quels souvenirs a-t-il laissés parmi les générations présentes ?

Le beau livre de la Religion, une Histoire du polythéisme, dépassée par la science, mais qui a marqué, lors de son apparition, le point de départ d’études nouvelles et fécondes ; un roman qu’on lit toujours, Adolphe ; un Cours de politique constitutionnelle, qu’on lit trop rarement ; des discours éclatants, quelques brochures de circonstance, voilà la part de l’écrivain, du penseur que M. Lanfrey, l’un de ses plus brillants disciples, a justement proclamé le plus grand de nos publicistes modernes ; mais si ses œuvres ne rencontrent que des approbations, il n’en est pas de même de certains actes de la vie publique et privée. A-t-il mérité le blâme que quelques critiques s’obstinent à lui infliger ?

Un divorce et des liaisons galantes ouvertement affichées ont attiré sur Benjamin Constant de violentes accusations d’immoralité ; mais le divorce était justifié par les plus graves motifs, et les torts n’étaient point du côté du mari ; quant aux liaisons galantes, on les a singulièrement exagérées, comme pour rabaisser l’homme politique par les faiblesses de l’homme privé ; on a voulu faire du grand publiciste une sorte de séducteur vulgaire qui se jouait de l’affection des femmes et se plaisait à les faire pleurer, en les torturant par l’indifférence ou l’infidélité. On a tiré du silence où la mort les avait ensevelies des correspondances intimes, pour le peindre comme un roué égoïste et sceptique, « qui n’avait ni flamme ni amour, ni même le voile d’illusion et de poésie. » Pour madame de Staël surtout, avec laquelle il avait eu quelque chose de plus serré qu’un mariage, ainsi qu’il le dit lui-même, il se serait montré