Page:Constant - Œuvres politiques, 1874.djvu/240

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manière à partager les hommes en petites réunions faibles ou imperceptibles, et vous constituez trois ou quatre grands corps ennemis que vous mettez en présence, et qui, grâces aux soins que vous prenez de les conserver nombreux et puissants, sont prêts à s’attaquer au premier signal.

Telles sont les conséquences de l’intolérance religieuse : mais l’intolérance irréligieuse n’est pas moins funeste.

L’autorité ne doit jamais proscrire une religion, même quand elle la croit dangereuse. Qu’elle punisse les actions coupables qu’une religion fait commettre, non comme actions religieuses, mais comme actions coupables : elle parviendra facilement à les réprimer. Si elle les attaquait comme religieuses, elle en ferait un devoir, et si elle voulait remonter jusqu’à l’opinion qui en est la source, elle s’engagerait dans un labyrinthe de vexations et d’iniquités, qui n’aurait plus de terme. Le seul moyen d’affaiblir une opinion, c’est d’établir le libre examen. Or, qui dit examen libre, dit éloignement de toute espèce d’autorité, absence de toute intervention collective : l’examen est essentiellement individuel.

Pour que la persécution, qui naturellement révolte les esprits et les rattache à la croyance persécutée, parvienne au contraire à détruire cette croyance, il faut dépraver les âmes, et l’on ne porte pas seulement atteinte à la religion qu’on veut détruire, mais à tout sentiment de morale et de vertu. Pour persuader à un homme de mépriser ou d’abandonner un de ses semblables, malheureux à cause d’une opinion, pour l’engager à quitter aujourd’hui la doctrine qu’il professait hier, parce que tout à coup elle est menacée, il faut étouffer en lui toute justice et toute fierté.