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la cause de beaucoup de crimes ; mais il tient à tout ce qu’il y a de noble au fond de notre âme.

Je me suis senti souvent frappé de tristesse et d’étonnement en lisant le fameux Système de la Nature[1]. Ce long acharnement d’un vieillard à fermer devant lui tout avenir, cette inexplicable soif de la destruction, cette haine aveugle et presque féroce contre une idée douce et consolante, me paraissaient un bizarre délire ; mais je le concevais toutefois en me rappelant les dangers dont l’autorité entourait cet écrivain. De tout temps on a troublé la réflexion des hommes irréligieux : ils n’ont jamais eu le temps ou la liberté de considérer à loisir leur propre opinion ; elle a toujours ôté pour eux une propriété qu’on voulait leur ravir : ils ont songé moins à l’approfondir qu’à la justifier ou à la défendre. Mais laissez-les en paix : ils jetteront bientôt un triste regard sur le monde, qu’ils ont dépeuplé de l’intelligence et de la bonté suprême ; ils s’étonneront eux-mêmes de leur victoire : l’agitation de la lutte, la soif de reconquérir le droit d’examen, toutes ces causes d’exaltation ne les soutiendront plus ; leur imagination, naguère toute occupée du succès, se retournera désœuvrée et comme déserte sur elle-même ; ils verront l’homme seul sur une terre qui doit l’engloutir. L’univers est sans vie : des générations passagères, fortuites, isolées, y paraissent, souffrent, meurent ; nul lien n’existe entre ces généra-

  1. Le Système de la nature est l’œuvre du baron d’Holbach, patron des Encyclopédistes. Ce livre, qui eut un moment de célébrité, a pour objet de prouver que « l’athéisme est le seul système qui puisse conduire l’homme à la liberté, au bonheur et à la vertu. » Voltaire disait que la physique de l’auteur était absurde, sa logique fausse, et sa morale abominable. La postérité en a jugé comme Voltaire, et ce livre, que le parlement condamnait en 1770 à être brûlé par la main du bourreau, est aujourd’hui complètement oublié.
    (Note de M. Laboulaye.)