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de la douleur d’autrui secourue ou soulagée, tout ce qui soulève au fond de notre âme les éléments primitifs de notre nature, le mépris du vice, la haine de la tyrannie, nourrit le sentiment religieux.

Ce sentiment tient de près à toutes les passions nobles, délicates et profondes : comme toutes ces passions, il a quelque chose de mystérieux ; car la raison commune ne peut expliquer aucune de ces passions d’une manière satisfaisante. L’amour, cette préférence exclusive pour un objet dont nous avions pu nous passer longtemps et auquel tant d’autres ressemblent, le besoin de la gloire, cette soif d’une célébrité qui doit se prolonger après nous, la jouissance que nous trouvons dans le dévouement, jouissance contraire à l’instinct habituel de notre égoïsme, la mélancolie, cette tristesse sans cause, au fond de laquelle est un plaisir que nous ne saurions analyser, mille autres sensations qu’on ne peut décrire, et qui nous remplissent d’impressions vagues et d’émotions confuses, sont inexplicables pour la rigueur du raisonnement : elles ont toutes de l’affinité avec le sentiment religieux. Toutes ces choses sont favorables au développement de la morale : elles font sortir l’homme du cercle étroit de ses intérêts ; elles rendent à l’âme cette élasticité, cette délicatesse, cette exaltation qu’étouffe l’habitude de la vie commune et des calculs qu’elle nécessite. L’amour est la plus mélangée de ces passions, parce qu’il a pour but une jouissance déterminée, que ce but est près de nous, et qu’il aboutit à l’égoïsme. Le sentiment religieux, par la raison contraire, est de toutes ces passions la plus pure. Il ne fuit point avec la jeunesse ; il se fortifie quelquefois dans l’âge avancé, comme si le ciel nous l’avait donné pour consoler l’époque la plus dépouillée de notre vie.