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ses épaules et encadraient agréablement sa figure expressive… Quand il récitait, il traînait la voix d’un ton monotone ; quand il improvisait, il s’appuyait des deux mains sur le marbre de la tribune, et il précipitait le flux de ses paroles. La nature lui avait refusé tous ces avantages extérieurs du port, du geste et de l’organe, dont elle a été si prodigue envers Berryer[1], mais il y suppléait à force d’apprêt et de travail. Jamais orateur n’a manié avec plus d’habileté la langue politique… ; la plupart de ses discours sont des chefs-d’œuvre de dialectique vive et serrée qui n’ont eu, depuis, rien de semblable. Si la droite se sentait blessée de quelque mot un peu vif, il retrouvait, sans rompre le fil de son discours, l’équivalent de ce mot, et si l’équivalent offensait encore, il lui substituait à l’instant même un troisième à peu près… Ainsi, par exemple, disait-il : Je veux épargner à la couronne (on murmure) ; il change : au monarque (on murmure encore) : au roi constitutionnel (on ne murmure plus). »

Autant Benjamin Constant était respecté, admiré par le parti libéral, autant il était odieux aux exaltés de la réaction royaliste ; il fut plus d’une fois insulté et menacé publiquement, entre autres en 1818, par des gardes du corps ; en 1820, dans un voyage qu’il fit à Saumur, par les élèves de l’école de cavalerie de cette ville. En 1822, un procureur général qui voulait faire du zèle pour obtenir de l’avancement le signala, dans un réquisitoire, comme un homme des plus dangereux, en état permanent de conspiration ; il porta plainte, mais il ne put se faire rendre justice, et ce fut pour lui un nouveau titre de gloire. Le gouvernement fit de vains efforts, à chaque réélection, pour l’écarter de la Chambre. Il y siégea sans interruption jusqu’en 1830, grandissant toujours en renommée, au fur et à mesure que la Restauration portait un nouveau défi au bon sens public, par des lois que Louis XV

  1. Ici se présente d’elle-même une comparaison entre les deux orateurs. Berryer a conduit, comme Mirabeau, le deuil de la monarchie des Bourbons ; il a été l’orateur des morts, et le dernier héritier de cette grande race s’est charge lui-même de nous l’apprendre. Benjamin Constant au contraire a été l’orateur des temps nouveaux, sa parole est toujours vivante, et si le sentiment de la vraie liberté parvient, comme nous l’espérons, à se développer en France, Benjamin Constant aura la gloire d’en avoir été l’initiateur.