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sur elle reposent les calculs de l’industrie ; sans elle, il n’y a pour les hommes ni paix, ni dignité, ni bonheur.

Donnez aux dépositaires de l’autorité exécutive la puissance d’attenter à la liberté individuelle, et vous anéantissez toutes les garanties, qui sont la condition première et le but unique de la réunion des hommes sous l’empire des lois.

Vous voulez l’indépendance des tribunaux, des juges et des jurés. Mais si les membres des tribunaux, les jurés et les juges pouvaient être arrêtés arbitrairement, que deviendrait leur indépendance ? Or, qu’arriverait-il, si l’arbitraire était permis contre eux, non pour leur conduite publique, mais pour des causes secrètes ? L’autorité ministérielle, sans doute, ne leur dicterait pas ses arrêts, lorsqu’ils seraient assis sur leurs bancs, dans l’enceinte inviolable en apparence où la loi les aurait placés. Elle n’oserait pas même, s’ils obéissaient à leur conscience, en dépit de ses volontés, les arrêter ou les exiler comme jurés et comme juges. Mais elle les arrêterait, elle les exilerait, comme des individus suspects. Tout au plus attendrait-elle que le jugement, qui ferait leur crime à ses yeux, fût oublié, pour assigner quelque autre motif à la rigueur exercée contre eux. Ce ne seraient donc pas quelques citoyens obscurs que vous auriez livrés à l’arbitraire de la police[1] ; ce seraient tous

  1. On remarquera l’insistance avec laquelle Benjamin Constant revient sur la question de l’arbitraire, et la vigueur toujours nouvelle avec laquelle il l’attaque. C’est qu’en effet, il le rencontre à chaque pas dans notre histoire, sous l’ancien régime aussi bien que sous la république. Un secret pressentiment semblait l’avertir que les générations qui viendraient après lui auraient encore à combattre cet ennemi redoutable ; nous-mêmes n’avons que trop appris dans ces dernières années de quel poids il pèse dans les destinées des peuples pour ne pas mettre en pleine lumière les arguments victorieux de l’illustre publiciste, lors même qu’il paraît se répéter.
    (Note de l’éditeur.)