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même de se regarder, de peur de sortir de la route irrévocablement tracée.

Cet inconvénient d’une discussion qui se compose de discours écrits n’est ni le seul, ni le plus à craindre ; il en est un beaucoup plus grave.

Ce qui parmi nous menace le plus et le bon ordre et la liberté, ce n’est pas l’exagération, ce n’est pas l’erreur, ce n’est pas l’ignorance, bien que toutes ces choses ne nous manquent pas : c’est le besoin de faire effet. Ce besoin, qui dégénère en une sorte de fureur, est d’autant plus dangereux qu’il n’a pas sa source dans la nature de l’homme, mais est une création sociale, fruit tardif et factice d’une vieille civilisation et d’une capitale immense. En conséquence, il ne se modère pas lui-même, comme toutes les passions naturelles qu’use leur propre durée. Le sentiment ne l’arrête point, car il n’a rien de commun avec le sentiment : la raison ne peut rien contre lui, car il ne s’agit pas d’être convaincu, mais de convaincre. La fatigue même ne le calme pas ; car celui qui l’éprouve ne consulte pas ses propres sensations, mais observe celles qu’il produit sur d’autres. Opinions, éloquence, émotions, tout est moyen, et l’homme lui-même se métamorphose en un instrument de sa propre vanité.

Dans une nation tellement disposée, il faut, le plus qu’il est possible, enlever à la médiocrité l’espoir de produire un effet quelconque, par des moyens à sa portée : je dis un effet quelconque, car notre vanité est humble, en même temps qu’elle est effrénée : elle aspire à tout, et se contente de peu. À la voir exposer ses prétentions, on la dirait insatiable ; à la voir se repaître des plus petits succès, on admire sa frugalité.

Appliquons ces vérités à notre sujet. Voulez-vous que nos assemblées représentatives soient raisonnables ?