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frappe toutes les opinions, elle ébranle toutes les sécurités. Lorsqu’un individu souffre sans avoir été reconnu coupable, tout ce qui n’est pas dépourvu d’intelligence se croit menacé, et avec raison, car la garantie est détruite. L’on se tait, parce qu’on a peur ; mais toutes les transactions s’en ressentent. La terre tremble, et l’on ne marche qu’avec effroi[1].

Tout se tient dans nos associations nombreuses, au milieu de nos relations si compliquées. Les injustices qu’on nomme partielles sont d’intarissables sources de malheur public. Il n’est pas donné au pouvoir de les circonscrire dans une sphère déterminée. On ne saurait faire la part de l’iniquité. Une seule loi barbare décide de la législation tout entière. Aucune loi juste ne demeure inviolable auprès d’une seule mesure qui soit illégale. On ne peut refuser la liberté aux uns, et l’accorder aux autres. Supposez un seul acte de rigueur contre des hommes qui ne soient pas convaincus, toute liberté devient impossible. Celle de la presse ? on s’en

  1. Une des grandes erreurs de la nation française, c’est de n’avoir jamais attaché suffisamment d’importance à la liberté individuelle. On se plaint de l’arbitraire quand on est frappé par lui, mais plutôt, comme d’une erreur que comme d’une injustice ; et peu d’hommes, dans la longue série de nos oppressions diverses, se sont donné le facile mérite de réclamer pour des individus d’un parti différent du leur. Je ne sais quel écrivain a déjà remarqué que M. de Montesquieu, qui défend avec force les droits de la propriété particulière, contre l’intérêt même de l’État, traite avec beaucoup moins de chaleur la question de la liberté des individus, comme si les personnes étaient moins sacrées que les biens. Il y a une cause toute simple pour que, chez un peuple distrait et égoïste, les droits de la liberté individuelle soient moins bien protégés que ceux de la propriété. L’homme auquel on enlève sa liberté est désarmé par ce fait même, au lieu que l’homme qu’on dépouille de sa propriété conserve sa liberté pour la réclamer. Ainsi, la liberté n’est jamais défendue que par les amis de l’opprimé ; la propriété l’est par l’opprimé lui-même. On conçoit que la vivacité des réclamations soit différente dans les deux cas.