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Si cet enchaînement de vertus surnaturelles se trouve rompu dans un seul anneau, tout est en péril. Vainement les deux moitiés ainsi séparées resteront irréprochables : la vérité ne remontera plus avec exactitude jusqu’au faîte du pouvoir ; la justice ne descendra plus, entière et pure, dans les rangs obscurs du peuple. Une seule transmission infidèle suffit pour tromper l’autorité, et pour l’armer contre l’innocence.

Lorsqu’on vante le despotisme, l’on croit toujours n’avoir de rapports qu’avec le despote ; mais on en a d’inévitables avec tous les agents subalternes. Il ne s’agit plus d’attribuer à un seul homme des facultés distinguées, et une équité à toute épreuve : il faut supposer l’existence de cent ou deux cent mille créatures angéliques, au-dessus de toutes les faiblesses et de tous les vices de l’humanité.

On abuse donc les peuples lorsqu’on leur dit : « L’intérêt du maître est d’accord avec le vôtre. Tenez-vous tranquilles, l’arbitraire ne vous atteindra pas. Il ne frappe que les imprudents qui le provoquent. Celui qui se résigne et se tait se trouve partout à l’abri. »

Rassuré par ce vain sophisme, ce n’est pas contre les oppresseurs qu’on s’élève, c’est aux opprimés qu’on cherche des torts. Nul ne sait être courageux, même par prudence. On ouvre à la tyrannie un libre passage, se flattant d’être ménagé. Chacun marche les yeux baissés dans l’étroit sentier qui doit le conduire en sûreté vers la tombe. Mais quand l’arbitraire est toléré, il se dissémine de manière que le citoyen le plus inconnu peut tout à coup le rencontrer armé contre lui.

Quelles que soient les espérances des âmes pusillanimes, heureusement pour la moralité de l’espèce humaine, il ne suffit pas de se tenir à l’écart et de laisser frapper les autres. Mille liens nous unissent à nos sem-