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ma situation, madame, au moment où je vous écris, et je n’ai été de ma vie moins inquiet. »

En arrivant en Angleterre, Benjamin Constant achète un cheval au rabais et se met à courir les routes, en vrai bachelier de Salamanque ; mais sa bourse était légère : elle fut bientôt vide. Il reconnut alors qu’il était bon d’avoir un état, comme le voulait son père, et celui-ci lui fit obtenir une place de chambellan auprès du duc de Brunswick. Momentanément réconcilié avec la vie tranquille, l’enfant prodigue, avant de partir pour l’Allemagne, alla passer quelques semaines près de Lausanne, et c’est là qu’il rencontra madame de Charrière[1].

« Cette dame, dit M. Laboulaye, fut-elle, comme on l’a supposé, la première marraine de ce Chérubin quelque peu émancipé ? Il est permis d’en douter, et, en bonne justice, le doute est acquis à l’accusé. Selon moi, Mme de Charrière ne joua pas le personnage qu’on lui prête ; elle fut quelque chose de mieux : l’amie intelligente et dévouée d’un jeune homme qui n’avait pas de mère, et qui cherchait autour de lui une tendresse qu’il ne trouvait pas au logis paternel. » Mais quelle qu’ait été la nature de ces relations, elles exercèrent sur Benjamin Constant une grande influence et donnèrent lieu à une correspondance intime qui jette un grand jour sur son caractère à la fois sceptique et passionné[2].

Après deux mois de séjour près de Lausanne, le jeune chambellan du duc de Brunswick alla prendre possession de sa charge, au mois de mars 1788 ; il végétailla décemment, ainsi qu’il le dit lui-même dans sa Béotie brunswickoise, pendant sept longues années[3], travaillant, pour se dis-

  1. Madame de Charrière, hollandaise de naissance, a cultivé avec beaucoup de succès la littérature française. On lui doit entre autres un roman de Calliste qui se distingue par des qualités sérieuses. Voir l’étude critique que lui a consacrée Sainte-Beuve, dans les Derniers portraits.
  2. La dernière lettre de cette correspondance est du 26 mars 1796.
  3. Dans sa correspondance avec madame de Charrière, Benjamin Constant donne de piquants détails sur la petite cour dont il était, ainsi qu’il le dit, le gentilhomme le plus extraordinaire. Voici comment il rend compte d’une fête officielle :

    « J’ai été hier d’office à un bal où je me suis passablement ennuyé. Toute la cour y allait, il a bien fallu y aller. Pendant sept mortelles heures, enveloppé dans mon domino, un masque sur le nez et un beau chapeau avec