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Il y avait six semaines qu’il n’avait entendu le son de sa propre voix. Il semblait qu’il eût perdu la faculté de la parole, et ne fût plus qu’une brute muette et désespérée. C’est un cri soudain et inattendu de la femme, cri de pitié profonde, c’est l’intuition de la compassion féminine qui avait su découvrir la misère complexe de l’homme sous l’aspect terrifiant du monstre, qui le ramenèrent au rang de l’humanité. Cette idée est développée dans l’ouvrage avec une éloquence très émouvante. Elle finit, dit-il, par verser des larmes sur lui, larmes saintes, larmes de rédemption, tandis qu’il pleurait de joie, de son côté, à la façon d’un pécheur converti. Elle lui conseilla de rester caché dans les buissons et d’attendre son retour avec patience (car on avait signalé l’arrivée prochaine d’une patrouille de police dans la colonie). Et elle partit vers sa maison en promettant de revenir le soir.

Comme par une faveur spéciale de la Providence, elle se trouvait être la jeune femme d’un forgeron du village. Elle put décider son mari à venir avec elle et à apporter des outils de sa profession : un marteau, un ciseau et une petite enclume. « Mes fers », dit le livre, « furent brisés sur la rive du ruisseau, à la lueur des étoiles d’une nuit calme, par un jeune homme du peuple, athlétique et taciturne, agenouillé à mes pieds, tandis que, près de lui, comme un génie libérateur, la femme se tenait debout, les mains jointes. » C’était évidemment un couple symbolique. Ils procurèrent en même temps au fugitif des vêtements, adéquats à son humanité retrouvée et rendirent du cœur à l’homme nouveau, en l’informant que la côte du Pacifique n’était éloignée que de quelques milles. On pouvait l’apercevoir du sommet de la crête voisine.

Le reste de sa fuite ne prête plus à des conceptions mystiques ou à des interprétations symboliques. Il finit par gagner l’Occident, à la façon commune, par le canal de Suez. En débarquant sur les rives de l’Europe Méridionale, il se mit à écrire son autobiographie. Ce livre, le grand succès littéraire de l’année, fut suivi d’autres ouvrages écrits dans le but avoué d’élever l’humanité. Dans ces volumes, il prêchait en général le culte de la femme, que, pour sa part, il pratiquait selon les rites d’une dévotion particulière aux vertus d’une certaine Mme de S. ; c’était une dame, d’un certain âge déjà, et qui faisait montre d’idées avancées, après avoir été autrefois l’épouse intrigante d’un diplomate défunt et oublié. Elle abritait sur le territoire républicain de Genève (comme Voltaire et Mme de Staël) ses prétentions