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une honte profonde de sa faiblesse. Elle l’avait choisi pour lui faire don de la liberté, et il devait se montrer digne de cette faveur que lui accordait l’âme féminine et indomptable. C’était une sorte de confiance sacrée : succomber eut été une véritable trahison envers la sainteté du sacrifice et de l’amour féminin.

Il y a dans son livre des pages entières d’auto-analyse d’où émerge comme une blanche figure, au-dessus de l’ombre d’une mer confuse, la conviction de la supériorité spirituelle de la femme, foi nouvelle qu’il a proclamée depuis dans de nombreux ouvrages. Le premier tribut qu’il paya à cette foi, le grand acte de sa conversion, c’est l’extraordinaire existence qu’il mena dans les forêts sans fin de la province d’Okhotsk, avec l’extrémité libre de sa chaîne roulée autour de la taille. Une bande, arrachée à sa chemise de forçat, en fixait le bout de façon ferme. D’autres bandes la maintenaient de loin en loin sur sa jambe gauche, pour en assourdir le bruit, et pour empêcher les anneaux de pendre et de s’accrocher aux buissons. Il devint tout à fait farouche et acquit un génie insoupçonné dans l’art de mener une existence sauvage et pourchassée. Il apprit à se glisser dans les villages sans trahir sa présence autrement que par un cliquetis rare et étouffé. Il faisait irruption dans les maisons isolées avec une hache dérobée dans un chantier de bûcherons. Dans les régions désertes du pays, il vivait de baies sauvages, et cherchait du miel. Ses vêtements l’abandonnaient peu à peu. Des visions confuses de son corps à demi-nu et basané, aperçu à travers les buissons, au milieu d’une nuée de moustiques et de mouches qui volaient autour de sa tête broussailleuse, suscitaient des légendes de terreur dans des districts entiers. Son humeur se faisait sauvage avec le cours des jours, et il était heureux de s’apercevoir qu’il y eût tant de la brute en lui. C’était sa seule raison d’espérer. Car il semblait qu’il y eut deux êtres humains indissolublement liés dans cette entreprise : l’homme civilisé, l’enthousiaste épris d’idées humanitaires et avancées, avide du triomphe de l’amour spirituel et des libertés politiques, et l’être primitif, furtif et sans pitié, rusant de jour en jour, comme une bête traquée, pour conserver sa liberté.

La bête sauvage se dirigeait instinctivement vers l’Orient, vers la côte du Pacifique, et l’humanitaire civilisé, dans sa dépendance anxieuse et tremblante, assistait avec effroi à ses progrès. Au long de toutes ces semaines, il ne put jamais se décider à faire appel à la pitié des hommes. Une telle réserve, naturelle à la prudence du sauvage primitif