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existence oisive et dissolue. Puis une jeune fille de la société, qu’il allait épouser, étant morte soudainement, il avait abandonné le monde, et commencé à conspirer dans un esprit de repentir. L’autocratie de son pays ne manqua pas de lui réserver le sort habituel : il fut emprisonné dans une forteresse, knouté presque à mort, et condamné à travailler aux mines, avec des criminels de droit commun. Mais le grand succès de son livre fut l’histoire de sa chaîne.

Je ne me souviens pas exactement maintenant du poids et de la longueur des fers qu’un ordre de l’« Administration » avait fait river à ses membres, mais il y avait dans le nombre de livres et dans l’épaisseur des chaînons une affirmation terrifiante du principe divin de l’autocratie. Terrifiante et puérile aussi, car le gros homme avait réussi à emporter avec lui, dans les bois, cet engin gouvernemental. Le cliquetis impressionnant de ces fers retentit tout au long des chapitres qui racontent sa fuite, sujet d’émerveillement pour les deux continents. Il avait d’abord réussi à se cacher aux yeux de ses gardiens dans un trou de la berge d’une rivière. C’était à la fin du jour : avec une peine infinie il avait pu libérer une de ses jambes. La nuit tombait cependant. Il allait s’attaquer à l’autre jambe lorsqu’un terrible malheur lui arriva : il laissa tomber sa lime.

Tout ceci est précis et pourtant symbolique, et la lime a son histoire pathétique. Elle lui avait été donnée un soir, à l’improviste, par une jeune fille à la figure calme et pâle. La pauvre créature était venue aux mines pour rejoindre un de ses camarades forçats, un jeune homme délicat, mécanicien et social-démocrate, aux pommettes saillantes et aux grands yeux fixes. Elle avait, à grand’peine, traversé la moitié de la Russie et presque toute la Sibérie pour venir le trouver, avec l’espoir, semble-t-il, de l’aider à s’échapper. Mais elle était arrivée trop tard ; son fiancé était mort une semaine auparavant.

C’est, comme le dit l’auteur, cet épisode obscur dans l’histoire des idées de la Russie, qui lui procura une lime, et lui inspira l’ardente résolution de regagner la liberté. Lorsque l’instrument glissa entre ses doigts on aurait dit qu’il s’était, du coup, enfoncé dans la terre. Il ne put malgré tous ses efforts mettre la main dessus dans l’obscurité. Il tâtonna systématiquement dans la terre meuble, dans la boue, dans l’eau ; la nuit passait cependant, la nuit précieuse sur laquelle il comptait pour s’enfuir dans la forêt, sa seule chance de salut. Pendant un instant, le désespoir lui suggéra l’idée de renoncer à son dessein, mais au souvenir de la figure triste et calme de la jeune fille héroïque, il eut