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sa robe de deuil, ses mains blanches vigoureuses, en face d’un homme qui présentait à mes yeux un large dos couvert de drap noir et bien assorti à sa voix profonde. Il tourna vivement la tête par-dessus son épaule, mais pendant une seconde seulement.

« Ah votre ami Anglais ! Je sais ; je sais… Ce n’est rien ! »

Il portait des lunettes à verres fumés, et un haut chapeau de soie était posé sur le sol, à portée de sa chaise. Avec des gestes légers de sa grosse main molle, il poursuivit son discours dont il précipitait légèrement le débit :

« Je n’ai jamais senti s’altérer la foi née en moi, pendant ma course errante à travers les forêts et les fondrières de la Sibérie. Elle m’a soutenu alors, comme elle me soutient aujourd’hui. Les grandes puissances de l’Europe sont appelées à disparaître, et la cause de leur ruine sera très simple. Elles s’épuiseront dans la lutte contre leur prolétariat. En Russie, il n’en est pas de même. En Russie, nous n’avons pas de classes qui puissent se combattre, l’une détenant la puissance de la richesse, l’autre forte de la force du nombre. Nous n’avons qu’une bureaucratie malpropre, en face d’un peuple aussi grand et aussi incorruptible que l’océan. Non, nous n’avons pas de classes. Mais nous avons la femme Russe… l’admirable femme Russe ! Je reçois des lettres extraordinaires signées par des femmes. Des lettres si élevées de ton, si courageuses, et respirant un si noble désir de servir ! La meilleure partie de notre espoir repose sur les femmes. Je vénère leur soif de connaissance. Admirable chose ! Voyez comment elles absorbent, comment elles assimilent toute connaissance ! C’est miraculeux ! Mais qu’est-ce que la connaissance ?… On m’a dit que vous n’aviez suivi aucune branche particulière d’études… la médecine par exemple. Non ?… C’est bien. Si vous m’aviez fait l’honneur de me consulter sur l’usage de votre temps, à votre arrivée ici, je me serais fortement élevé contre ce genre d’études. La connaissance en elle-même n’est que poison. »

L’homme avait une de ces figures russes, barbues et sans forme, simple masse de chair et de poils, où l’on ne décelait aucun trait caractéristique. Ses yeux, cachés derrière les verres sombres, étaient entièrement dénués d’expression. Je l’avais aperçu déjà. C’était un réfugié russe de marque. Tout Genève connaissait sa volumineuse personne, vêtue de noir. À un moment donné, l’Europe tout entière avait été au courant de l’histoire de sa vie écrite par lui-même, et qui avait été traduite en sept ou huit langues. Dans sa jeunesse il menait une