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de ces dames. J’avais coutume de les rencontrer au cours de leur promenade dans le Jardin Public, près de l’Université. Elles m’accueillirent, pendant ces jours, avec leur cordialité habituelle, où je ne pouvais pas m’empêcher cependant de discerner une certaine taciturnité. À cette époque le bruit se répandit que l’assassin de M. de P… avait été pris, jugé et exécuté. C’est au moins ce qui avait été officiellement déclaré aux agences de nouvelles. Mais pour le monde en général, l’homme restait anonyme. Le secret des bureaux avait empêché son nom d’être livré au public,… pour quelle raison, je ne puis vraiment l’imaginer.

Un jour je vis Mlle Haldin, qui se promenait seule dans l’allée principale des Bastions sous les arbres dénudés.

« Ma mère n’est pas très bien », m’expliqua-t-elle.

Comme Mme Haldin n’avait, semblait-il, jamais connu de sa vie un jour de maladie, cette indisposition était inquiétante. Il n’y avait d’ailleurs rien de défini.

« Je crois qu’elle se tourmente parce que nous n’avons pas eu de nouvelles de mon frère depuis un temps assez long ».

« Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », fis-je gaîment… et nous nous mîmes à marcher lentement, côte à côte.

« Pas en Russie ! », soupira-t-elle, si bas que je pus à peine saisir ses paroles. Je la regardai avec plus d’attention.

« Vous êtes inquiète aussi ? »

Elle admit le fait, après un instant d’hésitation.

« Il y a vraiment si longtemps que nous n’avons rien reçu… »

Et sans me laisser le temps de proférer des paroles banalement rassurantes, elle poursuivit :

« Oh ! il y a bien pis que cela. J’ai écrit à des gens que nous connaissons à Pétersbourg. Ils ne l’ont pas vu depuis plus d’un mois. Ils le croyaient déjà auprès de nous et étaient même un peu fâchés qu’il eût quitté Pétersbourg sans venir prendre congé d’eux. Le mari de mon amie est allé tout de suite au logis de Victor. Mais il en était parti, et l’on ne savait pas son adresse. »

Je l’entendais respirer convulsivement, par saccades douloureuses. On n’avait pas non plus, depuis longtemps, vu son frère aux cours. Il venait seulement de temps en temps à la porte de l’Université pour demander ses lettres au portier. Et l’on avait dit à l’ami qui s’inquiétait de lui que l’étudiant Haldin n’était pas venu réclamer ses deux dernières lettres. Mais la police avait fait une enquête pour savoir si