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laquelle est mauvaise en tant que lutte, et méprisable parce qu’artificielle. À nous, Russes, de découvrir une voie nouvelle. »

Mme Haldin, qui avait jusque-là regardé par la fenêtre, tourna vers moi la beauté presque morte de ses traits et le doux regard très vivant de ses grands yeux sombres.

« Voilà ce que pensent mes enfants », déclara-t-elle.

« Je crains », dis-je à Mlle Haldin, « que vous ne soyez froissée si je vous avoue que je n’ai pas compris… je ne dirai pas un seul mot… car j’ai compris tous les mots… mais votre idée au sujet de cette ère de concorde désincarnée que vous attendez. La vie comporte une forme extérieure. Elle suppose une sorte de matière plastique en même temps qu’un aspect intellectuel défini. Les conceptions les plus idéalistes d’amour et de tolérance doivent, pour ainsi dire, se revêtir de chair, pour tomber sous nos sens ».

Je pris congé de Mme Haldin, dont les lèvres sculpturales n’eurent pas un mouvement. Elle me sourit des yeux seulement. Nathalie Haldin, très aimable, m’accompagna jusqu’à la porte.

« Ma mère ne veut entendre en moi qu’un écho servile de mon frère Victor. Mais elle se trompe. Il me comprend mieux que je ne sais le comprendre. Quand il viendra nous rejoindre, et que vous le connaîtrez, vous verrez quelle âme exceptionnelle il possède ! » Elle fit une pause. « Ce n’est pas un homme fort, au sens conventionnel du mot », poursuivit-elle, « mais il a un caractère sans défaut. »

« Je crois qu’il ne me sera pas difficile de me faire un ami de votre frère Victor. »

« Ne vous attendez pas à le comprendre tout à fait », me dit-elle, un peu malicieusement. « Il n’est pas du tout… mais pas du tout Occidental, au fond ! »

Sur cet avis superflu je quittai la pièce, jetant du seuil de la porte, un dernier regard sur Mme Haldin, assise dans son fauteuil, près de la fenêtre. Je ne sentais pas l’ombre de l’autocratie qui s’appesantissait déjà sur le boulevard des Philosophes, dans cette ville libre, indépendante et démocratique de Genève, dont un des quartiers s’appelle la Petite Russie. Dès que deux Russes se réunissent, l’ombre de l’autocratie pèse sur eux, imprégnant leurs pensées, leurs désirs, leurs sentiments les plus intimes, leur vie privée et leurs paroles publiques, hantant le secret de leur silence.

Je fus encore frappé, au cours de la semaine qui suivit, par le mutisme