Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/80

Cette page n’a pas encore été corrigée

professeur d’histoire à l’Université de Lausanne (il avait épousé une Russe, parente éloignée de Mme Haldin) m’écrivit au sujet de ces dames, et me conseilla de leur faire une visite. C’était là un avis bienveillant, propre à m’intéresser en tant que professeur. Mlle Haldin désirait, en effet, lire les meilleurs auteurs anglais avec un maître compétent.

Mme Haldin me reçut très cordialement. La mauvaise qualité de son français, qu’elle avouait en souriant, simplifia entre nous les formalités d’une première entrevue. C’était dans sa robe de soie noire, une grande femme, dont le front large, les traits réguliers et les lèvres finement modelées disaient la beauté passée. Assise très droite dans une bergère, elle me déclara d’une voix douce et un peu faible que sa Natalka avait une véritable soif de connaissances. Elle gardait ses mains frêles sur les genoux, et l’immobilité de ses traits avait quelque chose de monacal. « En Russie, poursuivit-elle, toute connaissance est entachée de mensonge, je ne parle pas, bien entendu, de la chimie et des sciences de ce genre, mais de l’instruction en général. Le Gouvernement a corrompu l’enseignement dans un but d’intérêt personnel. C’est ainsi, d’ailleurs, que pensent mes enfants. » Sa Natalka avait obtenu le diplôme d’une école supérieure de jeunes filles, et son fils était étudiant à l’Université de Pétersbourg. Intelligence brillante, nature noble et généreuse, il était l’oracle de ses camarades. Dans tout autre pays que le leur, elle aurait eu la certitude d’un brillant avenir pour un homme doué des qualités extraordinaires et du caractère élevé de son fils…, mais en Russie !…

La jeune fille, assise à la fenêtre, tourna la tête pour dire : « Allons, Maman ! Même chez nous, les choses changent avec les années ! »

Sa voix profonde, presque rude, était caressante pourtant dans sa rudesse. Elle avait le teint mat, des lèvres rouges et des formes pleines. Elle donnait une impression de forte vitalité. La vieille dame soupira :

« Vous êtes jeunes, tous les deux ; l’espoir vous est facile. Moi non plus, d’ailleurs, je ne désespère pas. Comment pourrais-je désespérer avec un fils comme celui-là ! »

Je m’adressai à Mlle Haldin pour savoir quels auteurs elle désirait lire. Elle tourna vers moi ses yeux gris bordés de cils noirs, et je me rendis compte, malgré le nombre de mes années, de l’attraction physique que pouvait exercer sa personne sur un homme capable d’apprécier dans une femme autre chose que la simple grâce féminine. Elle avait un regard droit et loyal comme celui d’un jeune homme