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DEUXIÈME PARTIE


I


Il y a, sans doute, dans la composition d’un roman, certaines règles à observer, pour en conserver la clarté et en ménager les effets. Même dénué de toute expérience dans l’art du conteur, un homme d’imagination a son instinct pour le guider dans le choix des mots et le développement de l’action. Une parcelle de talent fait pardonner bien des erreurs. Mais il ne s’agit pas ici d’une œuvre d’imagination ; je n’ai aucun talent, et ce n’est pas l’art de la composition, mais au contraire l’absence de tout art qui pourra valoir à mon ouvrage une certaine indulgence. Convaincu de mon peu de moyens, et fort de la sincérité de mes intentions, je ne voudrais, même si j’en étais capable, inventer aucun fait. Je pousse les scrupules au point de ne pas chercher la moindre transition entre les deux premières parties de mon récit.

Je mettrai donc de côté le journal de M. Razumov au moment précis où le conseiller Mikulin lui posait, comme un insoluble problème sa question : « Où cela ? », et je dirai simplement que j’avais fait la connaissance de ces dames six mois environ avant cette époque. Par « ces dames » je veux désigner, on l’a deviné, la mère et la sœur de l’infortuné Haldin.

De quels arguments il avait pu user pour décider sa mère à vendre leur petite propriété et à s’expatrier pour une période de temps indéterminé, je ne saurais le dire exactement. Je crois que Madame Haldin, pour complaire à un désir de son fils, aurait mis le feu à la maison et émigré dans la lune, sans montrer aucun signe de surprise ou d’appréhension, et que Mlle Haldin, – Nathalie ou Natalka pour les intimes – aurait, sans hésitation, consenti à la suivre.

Je me rendis très vite compte du total dévouement et de la fierté dont ces dames faisaient preuve à l’égard du jeune homme. C’est pour obéir à ses instructions qu’elles avaient gagné tout droit la Suisse et avaient passé à Zurich une année presque entière. De Zurich, qu’elles n’aimaient pas, elles vinrent à Genève. Un de mes amis,