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de ne pas parler de Ziemianitch : toutes les questions l’amèneraient fatalement à cette histoire… puisqu’il n’y avait rien d’autre à dire ! il fit un effort pour retrouver son courage…, mais en vain. D’ailleurs le conseiller Mikulin paraissait faire montre, de son côté, d’un détachement singulier.

« Pourquoi serait-elle interdite ? », reprit-il. « Moi aussi, je me considère comme un homme de pensée, je vous l’affirme. Le tout est de penser correctement. J’admets que c’est souvent chose difficile, au début, pour un jeune homme abandonné à lui-même, livré à ses impulsions généreuses et indisciplinées… à la merci, si je puis dire, de tous les vents qui soufflent d’aventure. Bien entendu les convictions religieuses peuvent… »

Le conseiller Mikulin regarda sa barbe, et Razumov, dont la tension nerveuse se trouvait relâchée par ce ton inattendu de conversation familière, grogna d’une voix sourde :

« Cet homme, cet… Haldin… croyait en Dieu. »

« Ah ! vous saviez cela ? » murmura le conseiller Mikulin en marquant doucement le point, avec une sorte de discrétion, mais avec intention, cependant, comme s’il avait été, lui aussi, pris au dépourvu par la remarque de Razumov. Le jeune homme conserva une attitude impassible et morne, bien qu’il se reprochât comme une inepte stupidité des paroles qui avaient pu donner une impression si fausse d’intimité. Il gardait les yeux baissés sur le sol. « Il faut absolument que je tienne ma langue, tant qu’on ne m’obligera pas à parler », se dit-il. Et au même moment une question involontaire se faisait jour, dans son esprit : « Ne vaudrait-il pas mieux tout lui dire ? » avec une telle force qu’il dut se mordre les lèvres. Mais le conseiller Mikulin ne devait avoir nourri aucun espoir de confession ; il poursuivit :

« Vous m’en dites plus que les juges n’en ont pu savoir. Haldin a été jugé par une commission de trois membres. Et il n’a absolument rien voulu dire. J’ai ici le compte rendu de l’interrogatoire. Après chacune des questions se trouve la note : « Refuse de répondre, refuse de répondre. » Il en est ainsi page après page. Vous voyez, on m’a chargé d’investigations sur cette affaire. Et il ne m’a rien laissé pour diriger mes premières recherches. C’est un misérable endurci. Et ainsi, me dites-vous… il croyait… »

Le conseiller Mikulin eut pour sa barbe un nouveau regard, accompagné d’une légère moue, mais son silence fut bref. Il fit observer avec une nuance de mépris, que les blasphémateurs eux-mêmes