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savez certainement pas que la police a perquisitionné dans ma chambre ?

« J’allais dire d’un incompris, quand vous m’avez interrompu », insinua doucement le conseiller Mikulin.

Razumov sourit sans amertume. La conscience retrouvée de sa supériorité intellectuelle le soutenait à l’heure du danger. Il dit, avec une nuance de dédain :

« Je sais que je ne suis qu’un roseau. Mais vous voudrez bien convenir de la supériorité du « roseau pensant » sur les forces brutes qui vont l’écraser. Sa pensée ne peut alors s’exprimer que dans un sens critique. Vous me permettrez peut-être de vous dire ma surprise du retard apporté par la police à cette visite domiciliaire, de ces deux jours pendant lesquels j’aurais pu anéantir tout objet compromettant en le brûlant par exemple, et en me débarrassant de ses cendres mêmes. »

« Vous êtes irrité ! » remarqua le Conseiller, avec une inexprimable simplicité de ton et de manière. « Est-ce bien raisonnable ? »

Razumov se sentit rougir de vexation.

« Oui, je suis raisonnable. Je suis même, permettez-moi de le dire, un penseur, bien que ce terme semble être de nos jours l’apanage exclusif des colporteurs de denrées révolutionnaires, esclaves de la pensée française ou allemande, et le diable sait de quelles notions étrangères encore… Mais je ne suis pas un métis intellectuel ; je pense en Russe, je pense avec fidélité et je me permets de m’appliquer ce terme de « penseur ». Ce n’est pas une expression interdite, que je sache ».

« Non certes. Pourquoi serait-elle interdite ? » Le conseiller Mikulin se tourna sur son siège, les jambes croisées, et posa son coude sur la table, en appuyant sa tête sur le dos de sa main à demi-fermée. Razumov vit à son index un large anneau d’or serti d’une pierre rouge-sang, bague à cachet qui paraissait peser une demi-livre et semblait le bijou le plus seyant pour l’homme imposant dont luisaient les cheveux divisés par une raie impeccable, au-dessus d’un front sévère de Socrate.

« Serait-ce une perruque ? » se demanda Razumov, surpris du détachement inattendu avec lequel il se posait la question. Sa confiance en lui-même était fort ébranlée. Il décida de ne plus bavarder. De la réserve ! de la réserve ! Tout ce qu’il avait à faire, c’était de tenir résolument secrète l’histoire de Ziemianitch, quand on l’interrogerait. Il ne ferait en aucun cas mention de Ziemianitch dans ses réponses.

Le conseiller Mikulin fixait sur lui un regard brumeux. La confiance de Razumov l’abandonnait complètement. Il paraissait impossible