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Sa joie tomba. C’était bien cela ! Qu’était-ce que sa vie ? Une chose insignifiante et inutile, une noce perpétuelle ! Il finirait un jour dans une rixe d’ivrognes, le crâne fendu par une bouteille de champagne ! Et pendant ce temps-là, il y avait des hommes qui se sacrifiaient pour des idées. Mais les idées, il ne pouvait pas les garder dans la tête. Sa tête ne valait qu’un coup de bouteille de champagne qui la briserait un jour.

Razumov protesta qu’il n’avait pas de temps à perdre, et tenta de se libérer. Mais son compagnon prit un ton nouveau de mystère :

« Je vous en prie, Kirylo, ma chère âme, donnez-moi l’occasion de faire un sacrifice. Ce ne serait pas un sacrifice, d’ailleurs. J’ai mon père derrière moi. Et l’on ne peut pas voir le fond de son sac… »

Et repoussant avec véhémence l’insinuation de Razumov, qui l’accusait de faire un rêve d’ivrogne, il lui offrit de l’argent pour fuir à l’étranger. Il lui était facile d’en demander à son père ; il lui suffisait de dire qu’il l’avait perdu au jeu ou dans quelque aventure, et de promettre solennellement de ne pas manquer un seul cours de trois mois. Avec cela il était sûr d’attendrir le vieillard, et lui, Kostia, se sentait capable du sacrifice demandé. Bien qu’à vrai dire, il ne vit pas bien l’intérêt qu’il pouvait y avoir pour lui à suivre les cours… Peine bien inutile.

« Ne voulez-vous pas me permettre de vous aider ? » suppliait-il. Razumov, silencieux, gardait les yeux sur le sol ; incapable de pénétrer les intentions de son camarade, il se sentait une répugnance étrange à en éclaircir le mystère.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que je veuille partir pour l’étranger ? » demanda-t-il enfin, d’un ton calme.

Kostia baissa la voix.

« La police est venue chez vous hier. Trois ou quatre de nos camarades l’ont su. Peu importe comment. Il suffit que nous le sachions. Et nous nous sommes consultés… »

« Ah vous avez appris cela tout de suite ? » murmura Razumov, d’un ton négligent.

« Oui, tout de suite. Et nous avons pensé qu’un homme tel que vous… »

« Un homme tel que moi ! Quelle espèce d’homme voyez-vous donc en moi ? » interrompit Razumov.

« Un homme d’idées, et un homme d’action aussi. Vous êtes un homme profond, Kirylo. On ne peut connaître le fond de votre esprit ;