Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/56

Cette page n’a pas encore été corrigée

pas laissé échapper un geste de surprise, d’incrédulité ou de joie, mais dont les yeux louches exprimaient une haine mortelle de toute rébellion, Razumov s’agitait avec malaise sur son lit.

« Il me soupçonnait », pensait-il. « Je suppose qu’il doit soupçonner tout le monde. Il serait capable de soupçonner sa femme, si un Haldin allait la trouver dans son boudoir, pour lui raconter une histoire. »

Angoissé, Razumov s’assit sur le lit. Allait-il, toute sa vie, rester un suspect politique ? Serait-il, toujours, un objet de méfiance, un homme signalé à la police par une note secrète de son dossier ? Sur quel avenir pouvait-il donc tabler ?

« Me voici suspect », se dit-il de nouveau ; mais l’habitude de la réflexion, et le besoin, si bien ancré en lui, d’une vie rangée et d’une sécurité totale, vinrent à son secours, à mesure que s’avançait la nuit. Son existence paisible, sage et laborieuse, plaiderait en faveur de sa loyauté. Il y avait bien des moyens licites de servir le pays. On pouvait faire preuve d’une activité qui, sans être révolutionnaire, tendait pourtant au progrès. Le champ des influences était immense et infiniment varié, une fois que l’on avait conquis un nom…

Comme un oiseau qui tourne dans le ciel, sa pensée revint après vingt-quatre heures, au sujet de la médaille d’argent… et s’y cramponna…

Quand vint le jour, il n’avait pas dormi une seule minute ; il se leva pourtant sans trop de fatigue et se trouva suffisamment dispos pour les besoins de la vie pratique.

Il sortit et assista à trois cours dans la matinée. Mais, à la bibliothèque, son travail ne fut qu’un vain simulacre. Il restait assis, essayant de prendre des notes et des extraits dans de nombreux volumes ouverts devant lui. La paix qu’il venait de retrouver n’était qu’un vêtement trop mince et menaçait de s’envoler au moindre mot… Trahison ! Mais l’autre avait fait tout ce qu’il fallait pour se trahir lui-même. Il avait suffi de bien peu de chose pour le tromper.

« Je ne lui ai pas dit un seul mot qui ne fut strictement exact », songeait Razumov, « pas un seul… »

Une fois engagée dans cette voie, sa pensée ne pouvait évidemment lui permettre aucun travail. Les mêmes idées passaient et repassaient sans cesse dans sa tête, et il prononçait en lui-même, les mêmes paroles, cent fois redites. Animé d’une rage secrète contre Haldin, il saisit ses livres et bourra ses papiers dans sa poche, avec des mouvements convulsifs.