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douloureux, coupé d’élancements dans le dos et les jambes, le torturait. Mais il ne bougeait pas. Son esprit était à moitié délirant. Il entendit soudain sa propre voix : – « J’avoue », disait-il, comme un condamné sur la roue. « Je suis à la torture ». Il se sentait prêt à s’évanouir. Le battement sourd et lointain de l’horloge lui parut éclater dans sa tête, tant il l’entendit violemment… Une heure !…

Si Haldin avait pu s’échapper, la police serait arrivée déjà pour explorer la maison. Aucun bruit ne se faisait entendre… Cette fois, c’était fini…

Il se traîna péniblement jusqu’à la table, et s’affala sur sa chaise. Il jeta au loin le livre ouvert, et prit une grande feuille de papier. C’était une page semblable à celle des piles de notes couvertes de sa petite écriture nette, mais une page blanche encore. Il saisit brusquement sa plume, avec le désir de poursuivre la rédaction de son essai, mais elle resta immobile sur le papier. Après quelques instants, il se mit à tracer de grandes lettres irrégulières.

Les traits figés et les lèvres fermées, Razumov écrivait. La grandeur de ses lettres ôtait tout caractère à son écriture si nette, qui prenait un aspect tremblé et presque enfantin. Il écrivit cinq lignes, les unes sous les autres :

Histoire, et non Théorie.

Patriotisme, et non Internationalisme.

Évolution, et non Révolution.

Direction, et non Destruction.

Unité, et non Désordre.

Il les contempla, d’un œil confus. Puis son regard se porta sur le lit, et y resta rivé pendant plusieurs minutes, tandis que sa main droite cherchait à tâtons son canif sur la table.

Il se leva alors, et, à pas comptés, alla clouer avec la lame la feuille de papier dans le mur de bois et de plâtre, à la tête du lit. Puis, reculant d’un pas, il embrassa la chambre d’un regard, avec un geste de la main.

Ceci fait, il ne regarda plus le lit. Prenant au mur son grand manteau, pour s’en envelopper frileusement, il alla s’allonger, à l’autre bout de la chambre, sur le canapé de crin. Un sommeil de plomb ferma immédiatement ses paupières. Plusieurs fois dans la nuit, il sortit, en frissonnant, d’un rêve, qui le faisait marcher à travers les champs de neige d’une Russie, où il se trouvait aussi seul qu’un autocrate trahi… une Russie immense et morne dont son regard pouvait cependant embrasser