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entre ses doigts et tombèrent sur le sol. Sa stupeur fut telle qu’il faillit tomber lui-même. Quand il eut retrouvé assez de force pour se pencher et la ramasser, il la porta à son oreille.

« Elle est arrêtée », grogna-t-il ; et après un long silence, il murmura sourdement :

« C’est fini… Et maintenant à l’ouvrage ! »

Il s’assit, prit le premier livre venu, l’ouvrit au hasard, et se mit à lire ; mais après avoir lu attentivement deux lignes, il vit les caractères danser devant ses yeux, et n’insista plus… Il pensait :

« Il y avait certainement un agent de police, de l’autre côté de la rue, pour surveiller la maison. »

Il imaginait, sous l’ombre d’une porte, un homme aux aguets, les yeux louches, enveloppé jusqu’au nez dans son manteau, un bicorne emplumé de général sur la tête. Cette idée absurde le fit convulsivement tressaillir. Il dut, pour la chasser, secouer violemment la tête. L’homme était déguisé peut-être en paysan…, en mendiant. Ou bien c’était un affreux individu aux yeux fuyants, boutonné jusqu’au cou dans un pardessus sombre, nanti d’une canne plombée, puant l’oignon et l’eau-de-vie.

Cette évocation causa une nausée à Razumov. « Pourquoi m’occuper de cela ? » se dit-il avec dégoût. « Je ne suis pas un gendarme ! D’ailleurs, tout est fini maintenant ! »

Il se leva avec agitation. Non, tout n’était pas fini ! Pas encore… pas avant minuit et demie… Et sa montre était arrêtée. Impossible de savoir l’heure ! Cette idée le désespérait. La logeuse et tous les voisins étaient endormis. Il ne pouvait pas aller… Dieu sait ce qu’ils imagineraient ou ce qu’ils devineraient. Il n’osait pas non plus sortir dans la rue. « Je suis suspect maintenant ; inutile de me le dissimuler », se dit-il, amèrement. Si, pour une raison ou l’autre, Haldin avait dépisté les policiers et n’arrivait pas rue Karabelnaya à l’heure dite, on viendrait perquisitionner dans le logis de Razumov. Et si l’on ne trouvait pas le meurtrier, il ne pourrait jamais se disculper. Jamais ! Razumov jetait autour de lui des regards égarés, comme pour trouver un indice de l’heure. Le temps ne marchait plus, et il ne se souvenait pas d’avoir, avant ce soir, jamais entendu de sa chambre, cette horloge sonner… Et maintenant, il se demandait même s’il l’avait entendue, réellement.

Il alla vers la fenêtre, l’oreille tendue, pour déceler le moindre son. « Je resterai jusqu’à ce que j’entende quelque chose », se dit-il. Il se tenait immobile, le visage près des vitres. Un engourdissement