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avec une telle force que toute sa face en était douloureuse. Il se sentait incapable de proférer un son.

« Et moi-même, je vous suis odieux aussi, peut-être ? » fit Haldin, avec accablement, après un silence. Il leva un instant les yeux, puis les reporta sur le sol. « Bien entendu, si l’on ne… »

Il s’arrêta, attendant évidemment une parole. Razumov resta silencieux. Haldin eut un mouvement de tête découragé.

« Oui…, oui… », murmura-t-il. « Ah !… l’exténuante besogne ! »

Il resta un instant immobile, puis fit bondir le cœur lourd de Razumov en sautant avec vivacité sur ses pieds :

« Soit !… », fit-il tristement d’une voix basse et distincte. « Adieu alors… »

Razumov fit un pas, mais Haldin l’arrêta, d’un geste.

Razumov resta près de la table, sur laquelle il s’appuyait lourdement, écoutant le son étouffé d’une horloge qui sonnait l’heure. Déjà sur le seuil de la porte, grand et droit comme une flèche, Haldin aurait pu, avec sa figure pâle et sa main levée en un geste d’adieu, servir de modèle pour la statue de la jeunesse audacieuse, attentive à une voix intérieure. Razumov regarda machinalement sa montre ; quand il leva les yeux vers la porte, Haldin avait disparu. Il y eut un frôlement furtif dans l’antichambre, le bruit léger d’un verrou doucement tiré. Il était parti… silencieux comme un fantôme…

Razumov, chancelant, les lèvres écartées et la voix éteinte, courut à la porte du palier. Elle était restée ouverte. Il sortit et se pencha au-dessus de la rampe. Incliné sur le haut puits noir dont une petite lueur tremblotante éclairait le fond, il entendait le bruit des pas pressés d’un être qui descendait la spirale de l’escalier sur la pointe des pieds.

C’était un son léger, rapide et net, qui s’évanouit dans les profondeurs ; une ombre furtive passa dans le cercle de lumière ; la petite flamme tremblota… Il n’y eut plus que du silence…

Razumov restait penché, aspirant l’air froid chargé des relents de l’escalier crasseux… Tout était tranquille…

Il revint lentement, à sa chambre, fermant les portes derrière lui. La lueur paisible de la lampe brillait sur sa montre. Razumov tenait les yeux fixés sur le petit cadran blanc où les aiguilles marquaient minuit moins trois minutes… Il prit la montre dans sa main, maladroitement.

« Elle retarde », murmura-t-il, et une crise étrange de dépression l’accabla. Ses genoux tremblaient ; la montre et la chaîne glissèrent