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« Ils ont, à l’avance, fait le sacrifice de leur existence », fit Razumov avec un âpre plaisir, en regardant en face le Général. « Si Haldin changeait d’idée ce soir, soyez sûr que ce ne serait pas pour fuir et pour chercher un autre moyen de sauver sa vie. C’est qu’il aurait songé à quelque nouvelle entreprise. Mais c’est peu probable. »

Le Général répéta, comme pour lui-même : « On les détruira ».

Razumov resta impassible, tandis que le Prince s’écriait :

« Quelle terrible nécessité ! »

Le Général laissa lentement retomber son bras.

« Il y a une consolation : ces gens-là ne laissent rien derrière eux… Je l’ai toujours dit : un effort impitoyable, persistant, vigoureux, et nous en aurons fini pour toujours avec eux ! »

Razumov pensa qu’il fallait, à l’homme investi d’un pouvoir arbitraire aussi redoutable, une véritable conviction, en effet, pour pouvoir supporter le poids de ses responsabilités.

Le Général répéta, avec fureur :

« Je déteste les rebelles… ces esprits subversifs… ces débauchés intellectuels. Mon existence est toute faite de fidélité. C’est aussi une conviction, et pour la défendre, je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie, de mon honneur même, au besoin. Mais faut-il, je vous le demande, parler d’honneur quand on a affaire à des gens qui nient Dieu lui-même, à des athées, à des brutes ? On a la nausée, rien que d’y penser ! »

Pendant cette tirade, Razumov qui regardait le Général, avait approuvé de la tête, une ou deux fois ; le prince K…, majestueux dans son fauteuil, leva les yeux au ciel avec un murmure :

« Hélas ! »

Puis, le regard baissé, et d’un ton décidé :

« Ce jeune homme, Général, est parfaitement fait pour comprendre la portée de vos paroles mémorables. »

La colère sombre du Général fit place à une expression d’urbanité parfaite :

« Je vais prier maintenant M. Razumov de retourner chez lui. Notez que je ne lui demande pas s’il a expliqué son absence à son hôte. Il est probable qu’il n’a pas oublié de le faire. Mais je ne lui demande rien. M. Razumov possède le don précieux d’inspirer la confiance. Je ferai seulement remarquer qu’une absence plus prolongée risquerait d’éveiller les soupçons du criminel et de l’amener à modifier ses projets. »