Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/38

Cette page n’a pas encore été corrigée

ici ?… » ajouta-t-il avec violence. Il se sentait prêt à défendre jusqu’au bout son opinion sur Haldin.

« Oh non, certes », protesta le Général, avec une grande simplicité. « Je n’hésite même pas à vous avouer, M. Razumov, que si le meurtrier n’était pas venu raconter son histoire à un Russe ferme et loyal comme vous, il aurait disparu comme une pierre dans l’eau… ce qui aurait produit un effet détestable », ajouta-t-il, avec un sourire clair et cruel sous le regard figé. « Nous sommes donc bien loin, vous le voyez, de vous soupçonner d’avoir obéi à la crainte. »

Le Prince intervint dans la conversation, en regardant Razumov par-dessus le dossier de son fauteuil.

« Personne ne met en doute la valeur morale de votre action. Ne vous tourmentez pas à ce sujet, je vous en prie. »

Il se tourna vers le Général, et sur un ton où perçait l’inquiétude :

« C’est cette raison même qui m’a amené ; vous pouvez vous étonner de me voir… »

Le Général l’interrompit vivement :

« Pas du tout ! Rien de plus naturel… Vous avez compris l’importance… »

« Oui », répondit le Prince. « Et je demande avec insistance que mon intervention, ni celle de M. Razumov ne soient rendues publiques. C’est un jeune homme d’avenir, d’aptitudes remarquables… »

« Je n’en doute pas », murmura le Général, « il inspire confiance ».

« Il y a, de nos jours, tant d’opinions pernicieuses, répandues dans les milieux les plus inattendus, que l’on peut craindre, malgré la monstruosité d’une telle idée, de le voir pâtir… Ses études… Ses… »

Les coudes sur le bureau, le Général se prit la tête dans les mains.

« Oui, oui ! laissez-moi penser !… Combien y a-t-il de temps que vous l’avez laissé dans votre chambre, M. Razumov ? »

Razumov indiqua l’heure qui correspondait à peu près au moment de sa fuite éperdue de l’immense maison populaire. Il avait décidé de laisser entièrement dans l’ombre l’affaire Ziemianitch. Parler de l’ivrogne, c’était condamner cette « brillante âme russe » à l’emprisonnement, au knout peut-être, et pour finir, à un voyage en Sibérie, dans les chaînes. Razumov, qui avait battu Ziemianitch, se sentait maintenant pour lui une tendresse confuse, faite de remords.

Le Général laissa, pour la première fois, percer ses sentiments intimes, en s’écriant avec mépris :