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lui ont été présentés, elle s’est signée en secouant la tête. C’était exaspérant ! »

Il se tourna vers Razumov et lui dit en russe, sur un ton de reproche aimable :

« Prenez une chaise, M. Razumov, je vous en prie. Pourquoi restez-vous debout ? »

Razumov s’assit négligemment, les yeux fixés sur le Général.

« Cet imbécile aux yeux louches ne comprend rien », pensait-il.

Le Prince éleva la voix :

« M. Razumov est un jeune homme de hautes capacités ; je tiens à cœur de voir son avenir… »

« Bien entendu », interrompit le Général, avec un mouvement de la main. « Croyez-vous qu’il ait une arme sur lui, M. Razumov ? »

Le Général parlait d’une voix douce et musicale ; Razumov répondit avec une irritation contenue :

« Non ; mais il y a mes rasoirs qui traînent dans la chambre ; vous comprenez ? »

Le Général baissa la tête en signe d’approbation.

« Oui, je comprends. »

Puis, s’adressant au Prince, sur un ton déférent :

« Nous voulons prendre l’oiseau vivant. Ce sera bien le diable si nous n’arrivons pas à le faire chanter un peu, avant d’en finir avec lui ! »

Le silence sépulcral de la pièce à la pendule muette retomba sur les modulations polies de cette phrase atroce.

Le Prince, enfoui dans son fauteuil, n’eut pas un geste.

Soudain le Général reprit, développant une pensée nouvelle :

« La fidélité aux institutions menacées dont dépend le salut d’un trône et d’un peuple, n’est pas un jeu d’enfants ! Nous savons cela n’est-ce pas, mon Prince, et tenez » poursuivit-il avec une sorte de flatterie brutale, « M. Razumov que voici commence à s’en apercevoir aussi. »

Les yeux qu’il tournait vers le jeune homme semblaient lui sortir de la tête. Mais le grotesque de sa personne ne choquait plus Razumov, qui dit, avec une sombre conviction :

« Haldin ne parlera jamais ! »

« C’est ce qu’il nous reste à voir ! » murmura le Général.

« J’en suis certain », insista Razumov. « Un homme de cette trempe ne parle jamais… Croyez-vous que ce soit la crainte qui m’ait amené