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le murmure du Prince, et s’écriant d’un ton obséquieux : « Mais certainement,… tout de suite », disparut quelque part. Le Prince fit signe à Razumov.

Ils traversèrent une suite de salons d’apparat, à demi éclairés. Dans l’un de ces salons, on voyait des préparatifs de bal, réception que la femme du Général avait décommandée. Une atmosphère de consternation pesait sur toutes ces pièces. Mais dans le bureau du Général, toutes les lumières brillaient, sur les tentures sombres et lourdes, sur les deux tables massives, et sur les fauteuils profonds. Le laquais ferma la porte derrière eux, et ils attendirent.

Un feu de charbon brûlait dans une grille anglaise ; Razumov n’avait encore jamais vu pareil feu ; le silence de la pièce était un silence de tombe, silence absolu et sans mesure, car la pendule même de la cheminée ne faisait aucun bruit. Dans un coin, sur un piédestal noir, une statue de bronze poli, représentait au quart de la grandeur naturelle, un adolescent courant.

Le Prince la désigna, à mi-voix :

« C’est de Spontini : La Course de la Jeunesse. Adorable. »

« Admirable », approuva Razumov, sans chaleur.

Ils ne dirent plus rien, le Prince silencieux et fier, Razumov les yeux fixés sur la statue. Il éprouvait une sensation gênante qui le tourmentait comme un rongement de faim.

Il ne se retourna pas, en entendant s’ouvrir une porte intérieure, tandis que s’avançait un pas rapide, étouffé par le tapis.

La voix du Prince s’éleva tout de suite, tremblante d’excitation.

– Nous le tenons, ce misérable[1]. « Voici un digne jeune homme qui est venu me trouver. Non ! c’est incroyable ! »

Razumov restait tourné vers le bronze et retenait son souffle, comme s’il se fut attendu à une explosion. Derrière lui, une voix inconnue prononça avec politesse :

« Asseyez-vous donc. »

Le Prince eut un cri : « Mais comprenez-vous, mon cher ! L’assassin ; le meurtrier ; nous le tenons ! »

Razumov se retourna. Les larges joues glabres du Général reposaient sur le col raide de son uniforme. Sans doute avait-il déjà regardé l’étudiant, car celui-ci vit les yeux bleu-pâles qui le dévisageaient froidement.