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Une émotion étrange, une sorte d’attendrissement envahit Razumov et fit trembler ses genoux. Il lutta contre elle avec une austérité nouvelle. Toute cette sentimentalité était une absurdité pernicieuse. Il fallait faire vite !… Il monta dans un traîneau, en criant au cocher :

« Au palais K…, et rapidement ! Allons, vole !… »

Étonné, le moujik, barbu jusqu’au blanc des yeux, répondit avec obséquiosité :

« J’entends, j’entends, Votre Haute Noblesse ».

Il était heureux pour Razumov que le prince K… ne fut pas un homme timoré. Au jour du meurtre de M. de P…, la terreur et l’abattement régnaient dans les hautes sphères officielles.

Le prince K…, tristement assis dans son bureau solitaire, fut avisé par des domestiques alarmés qu’un jeune homme mystérieux entré de force dans le vestibule, refusait de dire son nom et le motif de sa visite, et affirmait qu’il ne bougerait pas avant d’avoir vu Son Excellence en particulier. Au lieu de s’enfermer et de téléphoner à la police, comme l’auraient fait, ce soir-là, neuf sur dix de ses collègues, le Prince, cédant à sa curiosité, s’avança sans bruit jusqu’à la porte de son bureau.

Dans le vestibule, dont la porte d’entrée restait grande ouverte, il reconnut tout de suite Razumov qui se tenait, pâle comme un mort, et les yeux étincelants, au milieu de la foule des laquais anxieux.

Le Prince fut démesurément vexé et même indigné. Mais ses instincts d’humanité, en même temps qu’un sens de subtil amour-propre lui interdisaient de faire jeter ce jeune homme à la porte par de vils domestiques. Aussi rentra-t-il doucement dans la chambre pour frapper sur un timbre après un instant d’attente. Razumov entendit, du vestibule, une voix qui sonnait froide et menaçante, dire dans le lointain :

« Faites entrer ce jeune homme. »

Razumov s’avança sans trembler ; il se sentait invulnérable, emporté bien au-dessus de la futilité des jugements humains. Malgré le mécontentement visible et le regard sombre du Prince, la lucidité de son esprit, dont il se rendait parfaitement compte, lui donnait une extraordinaire assurance. Le Prince ne lui offrit pas de siège.

Une demi-heure plus tard, ils sortaient ensemble dans le vestibule. Les laquais se levèrent pour aider le Prince qui marchait péniblement sur son pied goutteux, à endosser ses fourrures. La voiture avait été commandée à l’avance. Lorsque s’ouvrit la grande porte, dans le fracas de ses deux battants, Razumov qui restait silencieux et le