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commissaire de son district, personnage à l’aspect commun qu’il rencontrait parfois sur le trottoir, dans son uniforme râpé, une cigarette éteinte pendue à la lèvre. « Il commencerait par me boucler, probablement ; en tous cas, il se mettrait en fureur, et ferait un affreux vacarme », se disait Razumov.

« Un acte de conscience ne pouvait s’accomplir sans une certaine dignité !… »

Razumov ressentait le besoin désespéré d’un conseil, d’un appui moral. Qui sait en quoi consiste la vraie solitude, non pas ce que l’on désigne banalement par ce mot, mais la solitude avec toutes ses terreurs ? Pour le déshérité même, la solitude porte un masque ; le plus misérable des réprouvés chérit quelque souvenir ou quelque illusion. Mais de temps en temps, une rencontre fatale d’événements lève un coin du voile pendant une seconde. Une seconde seulement ! Aucun être humain ne pourrait supporter, sans devenir fou, la claire perspective d’une solitude morale absolue…

Et Razumov en était là. Pour fuir cette obsession, il envisagea pendant une longue minute l’idée délirante de se précipiter dans son logis et de tomber à genoux au pied du lit sur lequel gisait la figure sombre ; il ferait une confession totale, avec des paroles passionnées qui remueraient l’homme jusqu’au plus profond de son être, et tout finirait par des larmes et des embrassements ; ce serait une incroyable fusion d’âmes, telle que le monde n’en avait jamais contemplée. Ce serait sublime !

Il pleurait et tremblait déjà dans son cœur. Mais il se rendait compte qu’aux yeux des passants il avait la mine d’un étudiant paisible, sorti avec son manteau pour une vague promenade. Il sentit l’éclat du regard oblique d’une jolie femme ; elle avait des traits délicats, et, comme une frêle et belle sauvagesse, des peaux de bêtes l’enveloppaient jusqu’aux pieds ; ses yeux se posèrent un instant avec une sorte de tendresse ironique sur la rêverie profonde du bel étudiant.

Tout à coup Razumov s’immobilisa. La vision de favoris gris, aperçus et disparus en une seconde, avait évoqué en son esprit l’image du prince K…, de l’homme qui avait un jour serré sa main comme nul autre ne l’avait jamais serrée,… paraissant mettre dans sa pression faible mais insistante un sens secret, une caresse à demi-involontaire.

Et Razumov restait stupéfait ! Comment n’avait-il pas encore songé à cet homme ?

« Un sénateur, un dignitaire, un grand personnage, l’homme même qu’il me faut ! Lui ! »