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« Notre Sophia Antonovna désire vous être présentée », me dit-il de sa voix prudente. « Et je vais vous laisser causer ensemble… »

« Je ne me serais jamais imposée à votre attention », commença tout de suite la dame aux cheveux gris, « si je n’avais été chargée d’un message pour vous. »

Ce message consistait en quelques paroles amicales de Nathalie Haldin. Sophia Antonovna l’avait rencontrée au cours d’une expédition secrète qu’elle venait de faire en Russie. Elle vivait dans une ville « du Centre » et consacrait les efforts de son œuvre de pitié, aux horreurs de prisons trop pleines et à l’atroce misère de taudis sans espoir… Elle ne ménageait pas sa peine, et rendait d’immenses services, me dit Sophia Antonovna.

« C’est une âme fidèle au service d’un esprit indomptable et d’un corps infatigable », me dit, pour la définir, la révolutionnaire, avec une nuance d’enthousiasme.

Une conversation ainsi engagée ne pouvait pas s’interrompre, faute d’intérêt de ma part. Nous allâmes nous asseoir dans un coin écarté où personne ne vint nous déranger. Au cours de notre conversation, touchant Mlle Haldin, Sophia Antonovna s’écria tout à coup :

« Je pense que vous vous souvenez de m’avoir vue déjà ? Le soir où Nathalie est venue demander à Pierre Ivanovitch l’adresse d’un certain Razumov, du jeune homme qui… »

« Je m’en souviens très bien », dis-je. Lorsque Sophia Antonovna apprit que je possédais le journal de Razumov, donné par Mlle Haldin, elle fit montre d’un intérêt profond. Elle ne me cacha pas sa curiosité, à l’égard de ce document.

Je m’offris à le lui faire voir, et elle me proposa tout de suite, de venir chez moi le lendemain, dans ce but.

Elle tourna les pages du cahier avec passion, pendant plus d’une heure, puis me le rendit avec un léger soupir. Au cours de ses pérégrinations en Russie, elle avait aussi vu Razumov. Il n’habitait pas « le Centre », mais « le Midi ». Elle me décrivit sa pauvre maison de bois, composée de deux pièces, cachée dans les faubourgs d’une très petite ville, au fond d’une cour entourée de hautes planches et semée d’orties. Il était infirme, malade, et s’affaiblissait de jour en jour ; Tekla accomplissait près de lui, sans lassitude, sa besogne de bon Samaritain, avec la pure joie d’un dévouement total. Dans cette tâche-là, elle n’avait rencontré aucune désillusion !

Je ne cachai pas à Sophia Antonovna la surprise que me causait sa