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penser à elle-même. C’était une grande victoire, un exploit caractéristique de l’âme russe que ce renoncement absolu.

Elle me rappela à la réalité en se levant brusquement, comme une personne qui vient de prendre une décision. Elle alla vers son secrétaire, maintenant dépouillé de tous les petits objets qui faisaient partie de sa vie quotidienne, simple pièce sans vie d’un mobilier banal ; il contenait pourtant encore quelque chose de vivant ; car elle prit dans un tiroir un paquet plat qu’elle m’apporta.

« C’est un cahier », me dit-elle un peu nerveusement. « Je l’ai reçu enveloppé dans mon voile. Je ne vous en ai rien dit sur le moment, mais maintenant je me suis décidée à le laisser entre vos mains. J’ai le droit de le faire. Il m’a été envoyé et m’appartient. Vous pourrez le garder ou le détruire, après l’avoir lu. Mais en le lisant, souvenez-vous que j’étais, en effet, sans défense… Et que lui… »

« Sans défense ? » répétai-je avec surprise, en la regardant fixement.

« Vous trouverez le mot dans ces pages, « murmura-t-elle. « Eh bien, c’est vrai ! J’étais sans défense. Mais peut-être avez-vous pu vous en rendre compte. » Ses joues se colorèrent, puis devinrent mortellement pâles. « Je veux, pour être juste à l’égard de cet homme, que vous vous rappeliez cela. Oh oui, c’était bien vrai ! »

Je me levai, un peu tremblant.

« Croyez bien que je ne suis pas près d’oublier aucune de vos paroles, en cette dernière rencontre. »

Sa main tomba dans la mienne.

« Il est difficile de croire que nous devions nous dire adieu. »

Elle me rendit mon étreinte, et nos mains se séparèrent.

« Oui, je dois partir demain. Mes yeux sont ouverts enfin… et mes mains libres… Quant au reste… est-il un des nôtres qui puisse n’entendre pas le cri étouffé de notre profonde détresse ? Le monde, lui, peut bien s’en désintéresser… »

« Le monde s’aperçoit plutôt de la discordance de vos voix », dis-je. « Voilà ce qui l’intéresse. »

« C’est vrai ». Elle baissa la tête, en manière d’assentiment ; puis, après un instant d’hésitation : « Je dois vous avouer que je ne renoncerai jamais à attendre le jour où toute discorde s’apaisera. Songez seulement à l’aube d’un pareil jour ! C’en est fini de la tempête, des coups et des haines ; tout est paisible ; le soleil nouveau se lève, et unis enfin, les hommes las prennent conscience de la fin de leurs luttes