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Haldin me regarda en face et m’approuva d’un léger signe de tête. Elle n’était pas blessée, mais elle se détourna, et se remit à marcher dans la pièce. À mes yeux d’Occidental, elle paraissait se faire de plus en plus lointaine ; elle était déjà hors de ma portée, et cette distance croissante ne la faisait pourtant pas paraître moins grande. Je restai silencieux, comme si j’avais senti l’inutilité d’élever la voix. Le son de la sienne, toute proche de moi, me fit légèrement tressaillir.

« Tekla l’a vu relever après l’accident. La bonne âme n’a jamais pu m’expliquer comment elle s’était trouvée là. Elle affirme qu’il y avait entre eux une entente, une sorte de pacte, et qu’en cas de besoin urgent, de malheur, de difficulté ou de peine, il devait aller la trouver. »

« Vraiment ? » dis-je : « C’est une chance pour lui. Il aura besoin de tout le dévouement de cette âme de bon Samaritain. »

En fait, Tekla, qu’une raison quelconque avait amenée à sa fenêtre, à cinq heures du matin, avait aperçu, dans le parc du Château Borel, Razumov, immobile au pied de la terrasse, et tête nue sous la pluie. Elle avait crié et l’avait appelé par son nom, pour savoir ce qu’il voulait. Mais il n’avait pas même levé la tête : pendant qu’elle s’habillait pour pouvoir descendre l’escalier, il était parti. Elle s’était lancée à sa poursuite, et s’était précipitée sur la route, pour tomber presque aussitôt sur le tramway arrêté, et sur le petit groupe des gens qui relevaient Razumov. Voilà ce que m’avait raconté Tekla, sans aucune espèce de commentaires, un après-midi, comme nous nous étions rencontrés à la porte de l’hôpital. Et je ne me souciais guère d’attacher longuement mon esprit à ce que cet épisode particulier révélait sur l’intimité de l’âme de Razumov.

« Oui, Nathalia Victorovna, il aura besoin de quelqu’un, quand on le renverra de l’hôpital avec des béquilles, et sa surdité totale. Mais je ne crois pas qu’en se précipitant comme un fou échappé dans le parc du Château Borel, il songeât à demander l’aide de la bonne Tekla. »

« Non », dit Nathalie, qui s’arrêta court devant moi : « non, peut-être pas ! » Elle s’assit et appuya pensivement sa tête sur sa main.

Le silence se prolongea plusieurs minutes, et pendant ce temps, je songeais à la soirée de l’horrible confession, à la plainte que la jeune fille paraissait avoir à peine la force de proférer : « Il est impossible d’être plus malheureuse… » Ce souvenir m’aurait fait frissonner, si je n’avais été stupéfait de sa force et de sa tranquillité. Il n’y avait plus de Nathalie Haldin, parce qu’elle avait cessé complètement de