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La fille de Lespara, qui montait la garde devant la porte, se leva en emportant sa chaise, d’un air indifférent. Elle posa un regard endormi sur Razumov qui tressaillit, explora la pièce des yeux, et passa lentement près de la jeune fille, comme s’il avait été frappé par une pensée soudaine.

« Je vous prie de remarquer », fit-il, déjà sorti sur le palier, « qu’il m’aurait suffi de tenir ma langue. C’est aujourd’hui même que j’ai vu, mieux que jamais depuis ma venue parmi vous, ma sécurité assurée, et c’est aujourd’hui aussi, que je me suis, en dehors de toute intervention humaine, déchargé du poids du mensonge et du remords ».

Il tourna le dos à la pièce et se dirigea vers l’escalier, mais le battement violent de la porte lui fit regarder par-dessus son épaule et voir Nikita qui l’avait suivi avec trois autres hommes : « Ils vont donc me tuer, après tout ! » se dit-il.

Sans lui donner le temps de se retourner et de leur faire face, ils se ruèrent sur lui. Il fut précipité contre le mur, la tête en avant. « Comment vont-ils s’y prendre ? » se demandait-il. Nikita lui cria, en pleine figure, avec un rire aigu : « On va vous rendre inoffensif. Attendez un instant ! »

Razumov ne luttait pas. Les trois hommes l’appliquaient et le maintinrent contre le mur, tandis que Nikita se plaçait légèrement de côté et levait délibérément son énorme bras. Razumov qui croyait sa main armée d’un couteau la vit descendre large ouverte et sans arme ; il reçut un coup formidable, au côté de la tête, un peu au-dessus de l’oreille. Il percevait en même temps le bruit léger et étouffé d’une détonation, semblable au bruit d’un coup de pistolet tiré de l’autre côté du mur. Cet outrage éveilla en lui une rage furieuse. Les assistants, réunis dans l’appartement de Lespara, retenaient leur souffle, écoutant la lutte désespérée des quatre hommes sur le palier ; on entendit des coups contre les murs ; un choc terrible ébranla la porte elle-même, puis les combattants s’effondrèrent tous ensemble avec une violence qui parut faire trembler la maison tout entière. Razumov, vaincu, hors d’haleine, écrasé sous le poids de ses assaillants, vit le monstrueux Nikita s’accroupir près de sa tête, sur les talons, tandis que les autres le tenaient allongé, agenouillés sur sa poitrine, lui serrant la gorge, couchés sur ses jambes.

« Tournez-lui la figure de l’autre côté », ordonna le terroriste ventru, avec un ricanement de joie satisfaite.

Razumov ne pouvait plus lutter ; il était épuisé et dut voir retomber