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disait-il, dans le silence de son âme, en manière d’argument sans réplique. Et la terrible raclée qu’il avait donnée à Ziemianitch, lui semblait le symbole d’une union intime, la triste et rude nécessité de l’amour fraternel. « Non ! si je dois souffrir, que je souffre au moins pour mes convictions et non pas pour un crime que ma raison,… ma raison froide et supérieure, se refuse à admettre ! »

Il cessa un instant de penser ; le silence se fit complet en lui. Puis il sentit monter une inquiétude suspecte, semblable à celle que nous éprouvons en pénétrant dans l’obscurité d’un lieu inconnu, crainte irraisonnée de l’invisible, appréhension absurde d’une chose qui va sauter sur nous.

Il restait, bien entendu, très loin des réactionnaires moisis, et ne voulait pas prétendre que tout fût pour le mieux. Bureaucratie despotique…, abus…, corruption…, tout cela… Il fallait des hommes capables, des intelligences éveillées, des cœurs dévoués. Mais il fallait aussi sauver le pouvoir absolu, l’instrument tout prêt pour le grand autocrate de l’avenir. Razumov croyait à sa venue, que rendait inévitable la logique de l’histoire, et que l’état du peuple réclamait. « Quelle autre puissance », se demandait-il ardemment « pourrait faire mouvoir toute cette masse dans une même direction ? Aucune, aucune autre qu’une volonté unique ! »

Il était persuadé de faire le sacrifice de ses propres aspirations au libéralisme en rejetant des erreurs séduisantes, pour adopter l’austère vérité russe. « C’est du patriotisme », se disait-il ; puis il ajoutait : « Il n’y a pas à s’arrêter à mi-chemin ; je ne suis pas un lâche ! »

Il y eut à nouveau, dans son esprit, un silence de mort ; il marchait la tête basse, sans s’écarter devant personne. Il allait lentement, et ses pensées, revenues, se faisaient entendre en lui avec une gravité solennelle.

« Qu’est-ce donc que cet Haldin ? et qui suis-je moi-même ? Deux grains de sable. Mais la plus haute des montagnes est faite de ces grains insignifiants. Et la mort d’un homme, ou de nombreux hommes est chose sérieuse. Nous combattons une épidémie pestilentielle. Je ne désire pas sa mort, certes ! je le sauverais, si je le pouvais, mais c’est chose impossible ; il est le membre gangrené qu’il faut amputer ! Si je dois périr par lui, que je ne périsse pas au moins avec lui, associé contre mon gré à sa sombre folie, qui ne comprend rien aux hommes ni aux choses. Pourquoi laisserais-je de moi un souvenir trompeur ? »

L’idée passa dans son esprit que personne au monde ne pourrait