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passions d’envie et de vengeance. On m’avait volé ma sécurité, des années de bon travail, le meilleur de mes espoirs… Écoutez maintenant ma véritable confession ! L’autre ne compte pas… Pour me sauver, il fallait que vos yeux confiants attirassent ma pensée au bord de l’abîme, à la veille de la trahison la plus noire. Je les voyais me regarder constamment, avec la foi de votre cœur pur, que le mal n’avait pas touché. Victor Haldin m’avait volé la droiture de ma vie, à moi qui ne possédais rien d’autre au monde, et il se vantait de revivre en vous sur cette terre, où je n’avais aucun lieu pour poser ma tête. « Elle se mariera un jour », m’avait-il dit ! et vos yeux étaient confiants ! Savez-vous ce que je me disais ? À sa sœur, je volerai son âme. Le premier matin où nous nous sommes rencontrés, dans le parc, lorsque vous me parliez avec confiance, dans la générosité de votre âme, je pensais : « Oui, c’est lui-même qui me l’a livrée, en me parlant de ses yeux confiants ! » Si vous aviez pu voir à ce moment là dans mon cœur, vous auriez crié d’horreur et de dégoût ! »

« Personne ne voudra croire peut-être à la possibilité d’une intention aussi basse. Et pourtant je la contemplais, en vous quittant, ce matin-là. Je rêvais au meilleur moyen d’arriver à mes fins. Le vieillard que vous m’avez présenté insista pour rester avec moi. Je ne sais pas qui il était. Il me parla de vous, de votre solitude, de votre abandon, et toutes ses paroles me poussaient à ce crime impardonnable qu’est le vol d’une âme. Était-ce donc le Diable lui-même, déguisé en Anglais ? Nathalia Victorovna…, j’étais possédé ! Je suis venu tous les jours vous revoir et boire en votre présence le poison de mes désirs infâmes. Mais, je prévoyais des difficultés. C’est alors que Sophie Antonovna, à qui je ne pensais pas, – j’avais oublié son existence – est arrivée brusquement avec cette histoire de Pétersbourg… C’est tout ce qui manquait à ma sécurité complète, pour faire de moi un révolutionnaire bon teint !… »

« On aurait dit que Ziemianitch s’était pendu pour me faciliter de nouveaux crimes. La puissance du mensonge semblait irrésistible. Tous ces gens étaient aveuglés par la folie, et l’illusion, était en eux, tous ces gens, esclaves eux-mêmes du mensonge ! Nathalia Victorovna, je me livrais à cette puissance du mensonge ; j’en exultais ; je m’y abandonnai tout entier pendant un certain temps. Comment y résister ? C’est vous-même qui en étiez le prix ! Je restais assis dans ma chambre, édifiant les plans d’une vie dont la seule pensée me fait aujourd’hui frissonner, comme un croyant qui a senti la tentation de commettre