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IV

Razumov regagnait tout droit son logis, marchant sur le trottoir brillant et humide. Une lourde averse tomba sur lui dans la rue de Carouge ; des éclairs lointains mettaient de faibles lueurs sur les façades des maisons et des boutiques aux vitrines closes ; et de temps en temps, l’éclat fugitif était suivi d’un roulement faible et assourdi ; mais la lourde masse des nuages orageux restait groupée au-dessus de la vallée du Rhône, comme si elle avait hésité à venir assombrir la patrie respectable et impassible des libertés démocratiques, la ville sérieuse des hôtels mornes, la cité qui accordait la même hospitalité indifférente aux touristes de tous les pays, et aux conspirateurs internationaux de toutes les nuances.

Le propriétaire se préparait à fermer sa boutique lorsque Razumov en franchit la porte, tendant la main sans un mot pour demander la clef de sa chambre. L’homme la décrochait et préparait une innocente plaisanterie sur le plaisir que l’on peut trouver à sortir pour prendre l’air sous un orage, mais un regard jeté sur le visage du jeune homme le réduisit au silence, et il se contenta de faire observer, pour dire quelque chose :

« Vous êtes très mouillé ».

« Oui, je suis trempé », murmura Razumov, qui ruisselait de la tête aux pieds, en franchissant la porte qui conduisait à l’escalier de sa chambre.

Il ne changea pas de vêtements, mais après avoir allumé sa bougie, sortit sa montre et sa chaîne, les posa sur la table et s’assit pour écrire. Il gardait son journal compromettant dans un tiroir fermé à clef qu’il tira violemment, et ne prit même pas la peine de refermer.

Dans ces pages, œuvre d’un pédant qui a toujours lu, vécu, pensé, la plume à la main, on sent l’effort sincère d’un homme qui veut user du même procédé pour s’attaquer à une science plus profonde. Après quelques passages dont j’ai fait usage déjà dans la rédaction de ce récit, ou d’autres qui ne donnent aucun aperçu nouveau sur la psychologie du jeune homme (il y a même dans sa dernière note une allusion suprême à la médaille d’argent), vient une page et demie de phrases incohérentes où l’on sent l’écrivain dérouté par le mystère et