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« Je ne sais pas ; d’autres pensées me sont venues à l’esprit », répondit-il. Il paraissait se surveiller attentivement ; on aurait dit qu’il essayait de compter les battements de son cœur, mais ses yeux ne se détachaient pas un instant du visage de la jeune fille. « Vous n’étiez pas là », poursuivit-il ; « je m’étais décidé à ne plus jamais vous voir. »

Ces paroles semblèrent, pendant un instant, couper la respiration de Nathalie Haldin.

« Vous… Comment, serait-ce possible ? »

« Oui ; vous pouvez bien me le demander… Mais c’est la prudence, je crois, qui m’a empêché de parler à votre mère. J’aurais pu lui dire aussi que son fils, au cours de sa dernière conversation d’homme libre, avait fait allusion à vous deux… »

« Cette dernière conversation, c’est avec vous qu’il l’a eue », interrompit-elle, de sa voix profonde et émouvante : « Il faudra quelque jour… »

« C’est avec moi, en effet… De vous, il a dit que vous aviez des yeux de loyauté. Je ne sais pas ce qui m’a empêché d’oublier cette phrase… Elle signifiait qu’il n’y avait en vous ni artifice ni tromperie, pas de fausseté ni de soupçon, qu’il n’y avait rien dans votre cœur pour vous faire reconnaître un mensonge vivant, un mensonge actif, un mensonge parlant, si vous veniez jamais à le rencontrer. Que vous êtes une victime prédestinée… Ah ! la suggestion diabolique ! »

Le ton convulsif et violent de ces dernières paroles montrait toute la peine qu’il avait à se maîtriser. Il était comme un homme qui, sur un sommet, veut braver le vertige, et chancelle soudain au bord du précipice. Mlle Haldin appuya sa main contre sa poitrine. Le voile qu’elle avait laissé tomber, gisait à terre, entre eux. Le mouvement qu’elle avait fait parut calmer Razumov : il tint ses yeux fixés sur la main qui retombait doucement, puis les reporta sur le visage de la jeune fille. Mais il ne lui laissa pas le temps de parler.

« Non ? Vous ne comprenez pas ? Très bien. » Par un miracle de volonté, il avait retrouvé sa maîtrise. « Alors vous avez causé avec Sophie Antonovna ? »

« Oui ; Sophie Antonovna m’a dit… » Mlle Haldin s’arrêta avec une surprise croissante dans ses grands yeux.

« Hum ! Celle-là, c’est mon honorable ennemie », murmura-t-il, comme s’il s’était trouvé seul.

« Elle m’a parlé de vous sur un ton parfaitement amical », remarqua Mlle Haldin, après un instant de silence.