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obscure et silencieuse, où silencieuse aussi restait assise dans son fauteuil cette vieille femme, cette mère… Il sortit sans un regard en arrière ; il fuyait, véritablement. Mais, en ouvrant la porte, il se vit la retraite coupée. La sœur maintenant ! Il ne l’avait pas oubliée, mais il ne comptait pas la voir tout de suite, la voir jamais peut-être. La présence de la jeune fille dans l’antichambre était aussi imprévue que l’avait été l’apparition de son frère. Razumov tressaillit comme un animal pris au piège. Il s’efforça de sourire, mais n’y put réussir, et baissa les yeux. « Faut-il redire cette stupide histoire ? » se demandait-il avec un sentiment d’angoisse… Il n’avait rien mangé depuis la veille, mais n’était pas en état de rechercher la cause de sa faiblesse. Il aurait voulu soulever son chapeau, et passer avec le moins de paroles possible, mais le geste rapide de Mlle Haldin pour fermer la porte le prit au dépourvu. Il se retourna à-demi vers elle, sans lever les yeux, passivement, comme une plume emportée dans l’air agité. Elle revint, aussi, à son point de départ, et Razumov fit une volte nouvelle qui les ramena à leur position primitive, en face l’un de l’autre.

« Oui, oui », dit-elle hâtivement. « Je vous suis très reconnaissante, Kirylo Sidorovitch, d’être venu tout de suite, comme cela… Seulement j’aurais voulu… Ma mère vous a-t-elle dit ?… »

« Je me demande ce qu’elle aurait pu me dire que je n’aie su avant ? », fit-il, manifestement pour lui-même, mais d’une voix parfaitement perceptible. « Je l’ai toujours su… », ajouta-t-il plus haut, d’un ton désespéré…

Il laissa tomber sa tête. Il éprouvait une impression si intense, en face de Nathalie Haldin, qu’il savait trouver un soulagement dans un simple regard jeté sur elle. C’est son image qui le hantait maintenant, et l’avait poursuivi avec insistance, depuis qu’elle lui était apparue brusquement dans le jardin de la Villa Borel, la main tendue et le nom de son frère aux lèvres… Sur le mur de l’antichambre, près de la porte d’entrée, il y avait une rangée de crochets, et contre la paroi opposée, une petite table noire et une chaise. Le papier, semé d’un dessin léger, était presque blanc. La lumière d’une ampoule électrique, juchée très haut sous le plafond, fouillait jusque dans ses coins nus, brutalement, sans ombres, cette boîte carrée et claire, et en faisait un théâtre étrange pour le drame obscur qui s’y jouait.

« Que voulez-vous dire ? » demanda Mlle Haldin. « Qu’est-ce donc que vous avez toujours su ? »

Il leva un visage pâle plein d’une souffrance inexprimée. Pourtant