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donner un article sur un sujet qui pût l’intéresser. Il vous serait facile de le traduire en anglais… – avec un tel professeur. »

Il eut un geste aimable à mon adresse. Au nom de Razumov, un bruit singulier se fit entendre, sorte de grincement faible, comme le cri d’un petit animal rageur ; cela venait du coin où se tenait le gros homme qui paraissait trop lourd pour son siège. Je n’entendis pas la réponse de Mlle Haldin, et Lespara reprit :

« Il est temps de vous mettre à l’œuvre, Natalia Victorovna. Vous devez, d’ailleurs, avoir vos idées. Pourquoi ne pas écrire un article aussi ? Venez donc nous voir un ce ces jours ; nous pourrions causer de tout cela… Tout avis… »

Je ne saisis pas, cette fois encore, la réponse de Mlle Haldin, mais la voix de Lespara s’élevait à nouveau :

« Pierre Ivanovitch ? Il s’est retiré un instant dans la pièce voisine. Nous l’attendons tous. »

Le grand homme qui entrait à ce moment même, me parut plus grand et plus gros encore qu’à l’ordinaire ; il était tout à fait imposant dans la longue robe de chambre d’étoffe sombre, qui tombait en plis droits sur ses pieds, et lui donnait un aspect de moine ou de prophète, de robuste habitant du désert ; il y avait en lui quelque chose d’asiatique et sous la lumière tamisée, le costume particulier et les verres sombres le faisaient paraître plus que jamais mystérieux.

Le petit Lespara revint à sa chaise pour regarder la carte, seul objet lumineux de la pièce. L’éloignement de la porte ne m’empêchait pas de voir, à la forme de la partie bleue qui représentait la mer, que c’était une carte des provinces Baltiques. Pierre Ivanovitch s’avançait vers Mlle Haldin avec une légère exclamation, mais il s’arrêta en m’apercevant confusément dans la demi-obscurité et fixa sur moi le regard sombre de ses lunettes. Sans doute me reconnut-il à mes cheveux gris, car il eut un haussement d’épaules manifeste, et se tourna vers la jeune fille avec un air d’indulgence bienveillante. Il saisit sa main dans sa grosse paume grasse et posa dessus, comme un couvercle, son autre énorme patte.

Ils restaient tous les deux au milieu de la chambre, échangeant à voix basse des paroles que nous n’entendions pas et personne ne bougeait dans la pièce. Lespara nous tournait le dos, à genoux sur sa chaise et les coudes appuyés sur la grande carte ; l’individu énorme et sombre, exilé dans son coin, l’homme au bouc dont le regard loyal m’avait frappé, la femme à la blouse rouge, assise près de lui sur le