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quelques secondes, puis la porte s’ouvrit brusquement devant une petite femme aux yeux noirs, vêtue d’une blouse rouge, et la tête casquée d’une masse de cheveux presque blancs, noués sans soin et sans grâce. Elle fronçait ses sourcils minces et très noirs. J’appris plus tard avec intérêt que c’était la révolutionnaire bien connue, la fameuse Sophia Antonovna, mais sur le moment je fus surtout frappé du singulier caractère méphistophélique de son regard interrogateur ; singulier, car ses yeux n’avaient rien de méchant, non plus que de diabolique, si je puis dire. Et ce regard s’adoucit encore en se posant sur Mlle Haldin, qui lui faisait, de sa voix pleine de calme, part de son désir de voir un instant Pierre Ivanovitch.

« Je suis Mlle Haldin », ajouta-t-elle.

À ces mots, le front de la femme à la blouse rouge se dérida complètement ; sans mot dire, elle alla s’asseoir sur le canapé, les mains posées sur les genoux, laissant la porte largement ouverte devant nous et nous regardant pénétrer dans la chambre, de ses yeux noirs et brillants.

Mlle Haldin s’avança au milieu de la pièce ; moi, fidèle à mon rôle d’humble acolyte, je restai près de la porte, après l’avoir refermée derrière moi. La chambre, très vaste sous le plafond bas, était peu meublée ; une lampe électrique, nantie d’un abat-jour en porcelaine, était abaissée au-dessus d’une grande table où s’étalait une large carte, et laissait dans un demi-jour confus les coins éloignés de la pièce. Ni Pierre Ivanovitch ni Razumov ne se trouvaient là. Mais sur le canapé, un homme à la face osseuse et au menton orné d’un bouc, se penchait en avant, les mains aux genoux, avec une expression de sympathie dans les yeux. Dans mon coin éloigné, je distinguai un visage pâle et large, qui surmontait un corps massif et lourd, mal équilibré, semblait-il, sur un siège bas. Je ne reconnus, dans l’assistance, que le petit Julius Lespara, qui se penchait, avant notre entrée, sur la carte, et gardait encore les jambes enroulées autour des pieds de son siège. Il se leva vivement et s’inclina devant Mlle Haldin, avec la grâce ridicule d’un petit garçon qui aurait un nez aquilin et une belle barbe poivre et sel. Il s’avança pour offrir sa chaise, que Mlle Haldin refusa. Elle n’était entrée que pour rester un instant et dire quelques mots à Pierre Ivanovitch.

La voix aiguë du petit homme résonna dans la chambre de façon déplaisante.

« C’est assez singulier ; je pensais à vous cet après-midi même,… Nathalia Victorovna. J’ai rencontré M. Razumov, et je l’ai prié de me