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apercevriez pas… ; tout se passe en dedans… mais moi qui connais ma mère, je suis épouvantée… Je n’ai plus le courage de résister. C’est ma faute ! Je ne sais pas jouer mon rôle sans doute ; je n’avais jamais rien eu de caché pour elle, je n’en avais jamais eu l’occasion. Mais vous savez, vous-même, les raisons qui m’ont empêché de lui dire l’arrivée de M. Razumov. Vous comprenez n’est-ce pas ? C’est à cause de son malheureux état de santé… Et puis… je ne suis pas une comédienne… Mes sentiments sont trop engagés pour me permettre… Elle a remarqué quelque chose d’anormal dans mon attitude ; elle a cru que je voulais me cacher d’elle. Elle s’est aperçue de la longueur de mes absences, et je dois avouer, en effet, que mes rencontres quotidiennes avec M. Razumov, m’ont tenue dehors plus longtemps que de coutume. Dieu sait quels soupçons ont pu naître dans son esprit !… Vous savez que ma pauvre mère n’est plus la même, depuis… Alors ce soir, sortant de ce silence terrible qui s’est prolongé pendant des semaines, elle s’est mise tout à coup à parler !… Elle me disait qu’elle ne voulait pas me faire de reproches ; j’avais mon caractère, comme elle avait le sien ; elle ne voulait pas se mêler de mes affaires, ni même de mes pensées ; mais au moins n’avait-elle jamais rien eu de caché pour ses enfants !… Elle disait des choses cruelles,… de sa voix monotone, avec sa pauvre figure usée, immobile comme de la pierre… C’était intolérable… »

Mlle Haldin parlait à mi-voix plus vite que je ne le lui avais jamais entendu faire, et cela même était troublant. Dans l’antichambre très claire, je pouvais, sous la voilette, voir l’animation de son teint. Elle se tenait très droite, la main gauche légèrement appuyée sur une petite table ; l’autre main pendait immobile à son côté. De temps en temps elle avait une inspiration brève…

« C’était affreux… Songez donc ! Elle s’imaginait que je faisais des préparatifs pour la quitter sans rien dire. Je me suis agenouillée près de sa chaise, en la suppliant de penser à ce qu’elle disait. Elle a posé sa main sur ma tête, mais n’en a pas moins persévéré dans son erreur. Elle s’était toujours crue digne de la confiance de ses enfants, mais il n’en était pas ainsi, apparemment. Son fils n’avait voulu se fier ni à son amour, ni même à son intelligence. Et voilà que, moi aussi, je méditais de l’abandonner, de la même façon cruelle et injuste… Et ainsi de suite… Toutes mes protestations… C’est une obstination morbide. Elle m’a dit sentir quelque chose en moi… un changement… Si mes convictions m’appelaient au loin… pourquoi ce mystère ? é