Page:Conrad - Sous les yeux d'Occident.djvu/245

Cette page n’a pas encore été corrigée


« On ne vous a pas vu depuis quelques jours ; et je me suis demandé… » Il toussota. « Votre œil va mieux ? »

« Oui, il est presque guéri. »

« Bon ! Je ne reste qu’une minute ; mais… – voyez-vous… – j’ai… c’est-à-dire nous… Voici ! je me suis chargé de vous prévenir, Kirylo Sidorovitch, que vous vivez peut-être dans une sécurité trompeuse… »

Razumov restait immobile, la tête appuyée sur sa main, et cachait presque entièrement son œil libre.

« Je sais, moi aussi, que c’est une sécurité précaire. »

« Allons tout va bien. Le calme paraît régner pour l’instant, mais ces gens-là préparent un projet de répression générale ; c’est dans l’ordre des choses. Pourtant ce n’est pas là ce que je suis venu vous dire. » Il approcha sa chaise et baissa la voix : « Nous craignons de vous voir arrêter bientôt,… » Un scribe obscur du Secrétariat avait saisi quelques mots d’une conversation et pu jeter, sur un certain rapport, un coup d’œil furtif. Il ne fallait pas négliger cet avis.

Razumov eut un rire bref, et son camarade parut fort troublé.

« Ah, Kirylo Sidorovitch, il n’y a pas de quoi rire ! On vous a laissé tranquille jusqu’ici, mais !… Oui, vraiment, vous devriez essayer de quitter le pays, Kirylo Sidorovitch, pendant qu’il en est temps encore. »

Razumov se leva et remercia l’étudiant de ses avis avec tant d’effusion ironique, que l’autre rougit et emporta l’impression que le mystérieux Razumov n’était pas homme à se laisser conseiller ou diriger par de simples mortels.

Informé de l’incident le lendemain, le Conseiller Mikulin en exprima sa satisfaction : « Hum ! Ha ! c’est bien ce que nous cherchions… » et il regarda sa barbe.

« J’en conclus », dit Razumov, « que le moment est venu pour moi d’entreprendre ma mission. »

« Oui, c’est le moment psychologique », insista doucement le Conseiller Mikulin, d’un ton très grave, comme s’il avait été effrayé…

On avait pris toutes les dispositions nécessaires pour donner au départ de Razumov l’allure d’une fuite difficile. Le Conseiller Mikulin ne comptait pas revoir l’étudiant avant son départ : de telles entrevues n’allaient pas sans péril, et il n’y avait plus d’ailleurs aucun détail à régler.

« Nous nous sommes tout dit, maintenant, Kirylo Sidorovitch », fit d’un ton pénétré le haut fonctionnaire, en serrant la main de Razumov avec la cordialité expansive qu’un Russe sait mettre dans ses gestes.