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susceptibilité : Il s’agissait d’une mission dangereuse à Genève, mission d’où l’on attendait, en un moment critique des renseignements absolument sûrs touchant un coin très fermé du cercle révolutionnaire central. On avait des raisons de croire à l’organisation d’un complot très sérieux… Le calme indispensable à l’existence d’une grande nation était en jeu, et cette agitation risquait de compromettre un projet remarquable de sages réformes. Les personnages les plus influents du pays ressentaient une émotion patriotique… Et ainsi de suite… En somme le Conseiller Mikulin savait ce qu’il fallait dire. Et nous retrouvons les marques de son adresse dans le journal de M. Razumov, auto-analyse, auto-confession mentale et psychologique, ressource pitoyable d’un jeune homme qui ne pouvait se fier à aucune amitié, s’adresser à aucune affection de famille.

Il est inutile de raconter ici la façon dont on s’y prit pour dissimuler tout ce travail préliminaire. Nous en voyons un exemple suffisant dans l’expédient de l’oculiste. Le Conseiller Mikulin était homme de ressource, et la tâche, au surplus, n’était pas difficile. Il n’y avait aucun inconvénient à ce que les camarades d’études de M. Razumov, à ce que l’étudiant au nez rouge lui-même, le vissent entrer dans une maison particulière pour consulter un oculiste. Le succès final de l’entreprise était lié à l’erreur même des révolutionnaires, qui attribuaient à Razumov une complicité mystérieuse dans l’affaire Haldin. C’en était assez pour la gloire d’un homme que de se trouver compromis dans une telle affaire… – et c’est eux qui lui conféraient cette gloire. Leur aveuglement faisait de M. Razumov un homme providentiel, et le plaçait aux antipodes du type ordinaire de l’agent préposé à la « Surveillance Européenne ». C’est cette illusion même que le Secrétariat s’attachait à cultiver par une série d’indiscrétions trompeuses et calculées, avec un tel succès qu’un soir Razumov reçut à l’improviste la visite d’un des « penseurs »… d’un des étudiants qu’avant l’affaire Haldin, il avait eu l’occasion de rencontrer à diverses reprises dans des réunions privées ; c’était un grand garçon aux façons tranquilles et simples et à la voix douce.

En reconnaissant dans l’antichambre le son de la voix qui demandait : « Puis-je entrer ? » Razumov bondit de son lit où il restait paresseusement allongé : « S’il venait me poignarder ? » se dit-il avec un rire sardonique ; il dissimula son œil gauche sous un écran vert, et cria d’un ton sévère : « Entrez. »

L’autre paraissait embarrassé ; il espérait n’être pas indiscret.