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qui traversa son cerveau. Écrire ! voilà ce qu’il avait décidé de faire, ce jour-là. Irrévocablement décidé, pour l’oublier entièrement ensuite. Cette incorrigible tendance à fuir les difficultés de sa situation était réellement dangereuse, et il s’en voulait sincèrement. Était-ce, de sa part, légèreté, faiblesse profonde, ou crainte inconsciente ?

« Est-ce que je reculerais ? C’est impossible ! Reculer maintenant serait pis qu’un suicide moral ; ce ne serait rien moins qu’une damnation morale », pensait-il. « Se pourrait-il donc que j’aie une conscience conventionnelle ? »

Mais il repoussa dédaigneusement une telle supposition, et, arrêté au bord de la chaussée, se prépara à traverser la route, et à suivre la large rue qui débouchait au bout du pont : il n’avait d’autre raison d’ailleurs de s’y engager que de la trouver devant lui. Mais à ce moment, deux voitures et une lente charrette barrèrent son chemin, et il tourna brusquement à gauche, pour suivre à nouveau le quai, en tournant cette fois le dos au lac.

« Serais-je donc malade ? » se demandait-il avec un doute anormal sur l’état de sa santé, car en dehors d’une ou deux affections enfantines, il n’avait jamais connu la maladie.

Mais c’était encore un danger possible. Pourtant, il semblait qu’on veillait sur lui de façon toute spéciale. « Si je croyais à une Providence agissante », se disait Razumov d’un ton sarcastique, « je verrais ici l’œuvre d’une main ironique… Trouver sur mon chemin un Julius Lespara, sorti de terre, pourrait-on dire, pour me rappeler, de façon expresse, mon projet !… Écrivez, m’a-t-il conseillé… Il faut que j’écrive ; il le faut en effet ! J’écrirai, soyez en sûrs… J’écrirai certainement ! Et j’aurai, dorénavant, quelque chose à écrire ! »

Il s’exaltait, au cours de ce monologue intérieur… Mais l’idée même d’écrire éveillait l’idée d’un endroit où écrire, d’un asile discret, de son logis, naturellement. Pourtant il éprouvait une répugnance à la pensée de l’effort nécessaire pour s’y rendre et l’on aurait dit qu’il craignait de trouver une présence hostile entre les quatre murs qu’il exécrait.

« Et s’il prenait fantaisie à l’un de ces révolutionnaires, de venir me voir pendant que j’écrirai ? » se disait-il. La seule idée d’une telle intrusion le faisait frissonner. Il pouvait bien fermer sa porte, ou prier le marchand de tabac du rez-de-chaussée (espèce de réfugié lui-même) de dire qu’il n’était pas chez lui. Mais ce n’étaient pas là d’heureuses précautions. Il sentait que sa vie ne devait pas donner prise au moindre